Cachez moi ce Noir que je ne saurais voir
Un des poncifs sur la fin de la Seconde Guerre Mondiale est de dire qu’il s’agit de la victoire finale sur le nazisme, soit, mais aussi sur la barbarie (unique et irrationnelle) qu’il était censé incarner. Ainsi, les lois dites de Nuremberg, édictées en 1935 (le 15 septembre) par le parti nazi au pouvoir, sont souvent présentées comme le parangon des lois scélérates, comme un acte ignoble et sans précédent de déshumanisation d’une partie de la population d’un pays. Pourtant, si ignoble qu’il fût, il n’était pas sans précédent.
Il suffit en effet de se pencher un peu sur ces lois pour constater qu’elles ont des racines enfouies profondément au coeur de la démocratie américaine. Car si on les compare aux lois Jim Crow, promulguées à la fin du 19ème siècle dans différents états des USA pour mettre un terme à la Reconstruction [1], on peut noter de troublantes similitudes, notamment sur l’empressement à séparer les bambins, des fois qu’ils se mettent à sympathiser, sapant ainsi les fondements d’une ségrégation pensée comme absolue, et surtout une fixation obsessionnelle concernant les relations sexuelles mixtes qui risqueraient d’abâtardir la lignée supérieure... Ainsi au sujet de la ségrégation scolaire, on peut comparer ces 2 décrets :
lois de Nuremberg : 1er Décret supplémentaire, article 4 : « Les conditions concernant le service des professeurs dans les écoles publiques Juives demeurent inchangées jusqu’à la promulgation de nouvelles lois sur le système des écoles juives »
lois Jim Crow :
« Des écoles séparées et gratuites devront être mises en place pour l’enseignement des enfants des descendants d’Africains ; et il sera illégal [unlawful] pour tout enfant coloré [colored] de se rendre dans une école blanche, ou pour tout enfant blanc de se rendre dans une école pour coloré. »
Et sur l’interdiction des mariages mixtes :
lois de Nuremberg , « loi pour la protection du sang allemand et de l’honneur allemand », paragraphe 1 :
« Les mariages entre Juifs et nationaux de l’Etat allemand ou de même nature, sont interdits. Les mariages néanmoins conclus sont nuls et non avenus, même s’ils ont été conclus à l’étranger pour circonvenir à cette loi. »
lois Jim Crow des états de l’Arizona, de Floride, de Georgie, du Maryland, du Mississippi, du Missouri et du Wyoming :
« Le mariage d’une personne de sang Caucasien avec un Nègre, un Mongol, un Malais ou un Hindou sera nul et non avenu. » [2]
Il est intéressant de noter que la loi de l’état du Missouri précise :
« Aucune personne ayant un huitième ou plus de sang noir ne sera autorisée à se marier avec une personne blanche [...] » [3]
La spécification de la part de sang critique pour appartenir aux indésirables apparaîtra aussi dans les lois de Nuremberg, notamment à l’article 2 du 1er Décret supplémentaire du 14 novembre 1935 :
« Une personne de sang Juif est une personne qui descend de un ou deux grands-parents, qui, racialement, étaient totalement Juifs. »
Surprenant n’est-il pas ? Cependant, l’idée de légiférer sur un statut juridique distinct en fonction de la “race” d’un individu avait déjà traversé l’Atlantique, mais d’Est en Ouest.
Napoléon, le Code Noir et le Code Civil
La primeur de la promulgation de lois raciales revient en effet à la patrie des droits de l’Homme, qui s’est toujours penchée de près sur le sort de ses indigènes basanés. Le tristement célèbre Code Noir [4] avait déjà statué sur les relations mixtes (art. 9) et sur les mariages mixtes (art 6) dans sa version encore plus sévère de 1724 :
« Défendons à nos sujets blancs de l’un et l’autre sexe de contrater mariage avec les noirs, à peine de punition et d’amende arbitraire [...] »
Interdiction déjà en pratique en Guadeloupe depuis 1711, comme le rappelle Louis Sala-Molins, citant l’ouvrage de W.B. Cohen, Français et Africains.
Non content d’avoir rétabli en 1802 l’esclavage et l’application du Code Noir, qui avaient été abolis en 1794 par la Convention, Napoléon Bonaparte trouva judicieux de faire préciser au sujet des Noirs affranchis [5] dans le Code Civil de 1805, à l’article 3 :
« Les Lois du Code Civil relatives au mariage, à l’adoption, à la reconnaissance des enfans naturels, aux droits des enfans dans la succession de leurs père et mère, aux libéralités faites par testament ou donations, aux tutelles officieuses ou datives, ne seront exécutées dans la colonie que des blancs aux blancs entre eux, et des affranchis ou des descendants d’affranchis entre eux, sans que par aucune voie directe ou indirecte aucune des dites dispositions puisse avoir lieu d’une classe à l’autre. »
Victor Schoelcher indique en note que le considérant de cet article est digne de la décision : « Considérant que de tout temps on a connu dans les colonies la distinction des couleurs, qu’elle est indispensable dans les pays d’esclaves, et qu’il est nécessaire d’y maintenir la ligne de démarcation qui a toujours existé entre la classe blanche et celle de leurs affranchis ou de leurs descendans, etc. » [6]
On peut se demander pourquoi Bonaparte restreint cette loi géographiquement avec la précision « dans la colonie », mais d’autres ont dû se poser la même question puisqu’en 1818, le problème est réglé en rappelant l’interdiction de séjour des noirs sur le sol métropolitain... simple et efficace.
L’Apartheid : un savoir-faire made in AmeriKKKa
Autre pays soucieux de la « distinction des couleurs », l’Afrique du Sud. On oublie assez souvent [7] que l’apartheid est né sous domination britannique en Afrique du Sud, et qu’avant eux, la séparation (Apartheid en Afrikaaners) était déjà au goût du jour pour les hollandais : pour les culs-bénis de l’autre pays du fromage, les relations sexuelles mixtes étaient une « disgrâce pour les Pays-Bas et les nations chrétiennes » . Histoire de rester dans la course, la Couronne décrète l’interdiction des mariages entre « gens de couleur différente » en 1685 .
Puis, s’inspirant des lois Jim Crow, sont mises en place en 1911 des lois dites de Colour Bar et de Job Reservation, soit environ une décennie après l’exemple américain.La ressemblance avec le système ségrégationniste américain est frappante : est ainsi instituée une délimitation spatiale de la distinction entre les Noirs et les Blancs. Histoire d’apporter sa pierre à l’édifice racial, des lois d’expropriation en 1913 sont mises en oeuvre (Native Land Act) [8], qui rappellent furieusement le lebensraum [9] du IIIème Reich, sous influence du théoricien allemand Friedrich Ratzel, : on parque dans 7,5% du territoire 78% de la population, inscrivant ainsi dans l’espace la marque d’une domination militaire. En outre, la politique de Job Reservation, en excluant explicitement la population noire de l’exercice de certains emplois, renvoie immanquablement aux lois anti-juives de Nuremberg...
On remarque bien ainsi cette circulation des idées racistes d’un continent à l’autre et leur reprise dans un système idéologiquement semblable, agrémentées au fur et à mesure des progrès de la technologie ou autres éclairs d’inventivité propres au génie occidental... Nouvel exemple : l’Afrique du Sud s’inspira fortement des réserves créées aux USA pour se débarrasser du « problème indien », échelon supérieur de l’exclusion géographique :
« [Les Indiens] sont, sur les réserves, dans un espace fragmenté et enclos, sous une surveillance militaire qui vise à les y immobiliser et les y atomiser. Toute sortie doit être négociée à titre individuel[...]. » [10]
A titre de comparaison, dès 1923, l’Afrique du Sud décréta le Native Urban Areas Act , qui « confirma l’exclusion des Africains de tout droit de propriété en zone urbaine et leur assigna des zones d’habitat, les townships, situés à l’écart des quartiers européens. Par la même occasion, le pass, servant à contrôler à la fois l’identité des Africains, leur droit de séjour en ville et leur qualité effective de salarié, fut officialisé et généralisé » [11]
L’étoile jaune était superflue, vu que les africains avaient plus de difficultés à se faire passer pour des européens, mais l’esprit était déjà là. C’est donc une initiative états-unienne de volonté d’éradiquer et de contrôler une partie de sa population jugée superflue et inutile, puisée à la source des idéologies coloniales racistes françaises qui inspira une politique d’apartheid en Afrique du Sud, qui elle-même sera copiée par les idéologues du parti nazi lorsqu’ils s’en prirent à la communauté juive d’Europe.
La différence majeure réside dans le fait que les politiques racistes américaines et sud-africaines ne suscitèrent jamais de volonté d’intervention militaire pour y mettre fin...Au contraire, on n’a eu de cesse de célébrer les armées américaines, porteuses du souffle de la Liberté et de louer la grande démocratie américaine de venir au secours de l’Europe. Et pourtant...
La ségrégation, une valeur américaine pour l’Europe ?
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, lorsque la propagande américaine battait son plein pour que le bon peuple s’engage pour défendre la liberté et la démocratie en Europe, la ferveur patriotique avait du mal à atteindre la communauté noire américaine. Howard Zinn, dans son ouvrage incontournable Une Histoire Populaire des États-Unis cite un étudiant qui déclare à son professeur :
« L’armée est raciste envers nous. Dans la marine, on ne peut servir que dans les réfectoires. La Croix-Rouge ne veut pas de notre sang. Les patrons et les syndicats nous mettent dehors. Les lynchages continuent. On nous traite comme des esclaves. On est raciste avec nous et on nous crache au visage. Qu’est-ce que Hitler pourrait nous faire de plus ? » [12]
Comme le rappelle fort justement cet étudiant, la Croix-Rouge US, sur ordre du haut-commandement militaire, refusait de mélanger le sang « noir » et le sang « blanc », pour le programme de banque du sang destiné aux soldats blessés, en accord avec les théories racistes en vigueur à l’époque. Or, il se trouve que le médecin nommé directeur de ce projet, et qui en fut même à l’origine, était Charles Richard Drew, lui-même afro-américain : il fut forcé de démissionner après avoir dénoncé cette politique comme n’étant pas scientifique, déclarant qu’il n’y avait aucune preuve étayant une différence sanguine dûe à l’origine « raciale » du donneur.
Parallèlement aux allemands, le gouvernement américain poursuivait ses propres études sur la mise en place de camps de concentration [13]. Après les Indiens, ce fut donc au tour des américains d’origine japonaise d’être arrêtés et déportés de la côte Ouest vers des camps perdus dans le désert américain : plus de 100 000 personnes furent ainsi déportées et séquestrées pendant 3 ans, de février 1942, date de la signature du décret 9066 par Roosevelt autorisant les déportations, à la fin de la guerre en 1945. [14]
Ainsi, non seulement des lois d’exception raciales furent édictées en Europe et aux Etats-Unis bien avant la création du parti nazi et appliquées à l’encontre des populations noires [15] et autochtones, mais continuèrent d’être appliquées pendant la guerre et après la victoire de 1945. La ségrégation, scandaleux euphémisme quand on pense par exemple aux lynchages de Noirs organisés pendant des pique-niques familiaux, fut mise en oeuvre avec efficacité et diligence par une machinerie administrative et policière implacable, aux Etats-Unis et en Afrique de Sud, jusqu’en 1994 pour cette dernière. Pas de quoi célébrer.