Le premier débat réunissait les écrivains Eduardo Manet(Cubain naturalisé Français dans les années 70), le Haïtien Lyonel Trouillot, le Guyanais Elie Stephenson, le Guadeloupéen Daniel Maximin, ainsi que la députée et candidate PRG à la présidence Christine Taubira, et l’actrice Firmine Richard, qui entama la conférence par la lecture d’extraits des oeuvres de tous les participants, ainsi que le texte de loi Taubira sur la reconnaissance de la traite et de l’esclavage comme crime contre l’humanité par le Parlement français en mai de l’année dernière.
Stephenson est un vieux monsieur qui respire la classe, le genre qui impose le respect par sa seule présence et son sourire timide. Il met dès l’ouverture du débat une chose au clair : l’identité culturelle caribéenne est indissociable de celle des puissances colonisatrices dont elle est fatalement issue, d’autant qu’elle est le fait de la classe intellectuelle caribéenne (« nous avons été impregnés culturellement par les principes français et européens, et ceci est encore plus pregnant sur les intellectuels ; en fait quand on parle de problème d’identité, je crois qu’on se réfère essentiellement aux intellectuels »). Mais l’idée directrice du débat, celle du dialogue de cultures, est faussée à la base. « Le mot dialogue ; est-ce réellement le mot qui convient ? Car dialogue suppose l’échange et suppose également sinon l ’égalité réelle, en tout cas le respect mutuel. Et dans le monde tel qu’il est, je ne crois pas qu’il y ait dialogue des continents ou des cultures. Je crois plutôt qu’il y a une voix qui parle qui parle qui parle, et une autre voix qui essaye de parler de se faire entendre mais que l’on n’entend pas ou qu’on ne veut pas entendre ».
C’est l’idée que reprendra Trouillot dans son intervention (ainsi que dans l’interview). Pour Trouillot, la rencontre Occident-Caraïbe s’est toujours placée dans un rapport dominant/dominé, la violence s’incarnant autant dans l’acte de violence physique de la colonisation que dans celui, plus subtil peut-être du « pouvoir de nommer ». Trouillot reprend ici l’argument développé par Césaire dans sa pièce de 1968 Une Tempête, relecture et réinteprétation de la pièce de Shakespeare La Tempête selon le point de vue du personnage du monstre Caliban, habitant indigène de l’île où se déroule l’action. La pièce de Césaire analyse les jeux de relations entre le peuple antillais, l’intelligentsia antillaise et le colon. Avec Césaire et, depuis sa pièce, dans nombre d’ouvrages de critique dite post-coloniale, le personnage de Caliban devient l’esclave noir, Ariel l’intellectuel mulâtre qui cherche sa liberté dans l’obéissance critique à Prospero, le colonisateur. Il s’agit bien ici aussi d’une colonisation par les mots, d’un contrôle qui s’exerce jusque dans le pouvoir de nommer, donc. Caliban réfute son nom, héritage colonial, exemple en puissance du pouvoir oppresseur de la langue (« [...]je te dis désormais que je ne répondrai plus au nom de Caliban [...]. C’est le sobriquet dont ta haine m’a affublé et dont chaque rappel m’insulte [...]. Appelle-moi X. Ca vaudra mieux »).Trouillot montre que ce pouvoir de nommer a encore lieu d’être dans le monde moderne, et que la production de sens est elle aussi jugée inégalement selon sa provenance : « Qui dit que le WTC est important pour 8 millions d’Haïtiens ? ». Qui dit ce qui est important, ce qui est digne d’intérêt ?
Ainsi la conférence contre le racisme de Durban, largement présentée par les media comme un fiasco retentissant suite aux problèmes posés par la mise à l’ordre du jour de la question israelo-palestinienne. Les pays arabes invités avaient en effet lancé une offensive en règle contre l’Etat d’Israël menant au départ des délégations israeliennes et américaines, et occultant la plupart des autres débats. L’autre discussion la plus médiatisée concernait la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité. En marge de cette discussion s’est imposée celle sur d’éventuelles réparations aux peuples et pays ayant souffert de l’esclavage et de la traite negrière, qui se tailla une part considérable de la couverture médiatique. La déclaration de clôture de la conférence de Durban, qui reconnaissait effectivement l’esclavage comme crime contre l’humanité, tout en évitant de désigner trop précisément les pays directement liés à la traite, semble bien timide au vu de ce que l’on a pu entendre des débats.
S’il en est ainsi, nous dit Christine Taubira, c’est aussi parce que la proposition provenait de voix minoritaires issues d’une culture américaine « de judiciarisation des préjudices » occasionnés par la traite et l’esclavage émanaient. Le débat en question est d’importance à l’intérieur des Etats-Unis, et il a été transporté à Durban, où il est resté marginal ; la couverture était disproportionnée, une opinion qui là encore semble reprendre l’argument de Trouillot. L’importance de cette propostion provenait semble-t-il plus de son origine que de son impact. Pour Taubira, et semble-t-il, une majorité des parties engagées dans le débat sur l’esclavage, les réparations matérielles n’étaient pas envisagées. Il y a quelque chose d’insultant dans l’idée même que l’on puisse quantifier un traumatisme aussi grand ; « [l’esclavage] est un crime irréparable » ajoute Taubira. Il est indéniable que la traite, l’esclavage, mais encore plus « le mode de sortie de l’esclavage » (cf Haïti) ont entraîné des inégalités que l’on peut constater aujourd’hui. Taubira se déclare cependant catégoriquement pour la suppression de la dette des pays du Tiers-Monde. S’il faut réparer quelque chose, ce sont les inégalités organisées et perpétuées par ce système. Pour Taubira, la conférence de Durban n’a pas été le fiasco que l’on a bien voulu en faire. Elle la voit plutôt comme « un moment de vérité », où « les affrontements idéologiques toujours présents » ont été dévoilés à nouveau, et où les forces constituantes d’une certaine « société internationale citoyenne » - par opposition à une « mondialisation brutale violente, impitoyable du monde économique »- ont pu se compter et agir ensemble. Si cette rencontre a pu se faire par moments dans une certaine circonspection, elle pense qu’il s’agit d’une nouvelle étape vers le dialogue des peuples. Mouais... On se demande quand même ce qui a décidé cette boule d’énergie et d’opinions à se perdre au PRG, non mais franchement...
Pour Eduardo Manet comme pour Taubira, cette mondialisation citoyenne est présente en puissance dans la Caraïbe, lieu où toutes les influences toutes les origines se croisent. L’écrivain d’origine cubaine se présente avec un petit rire comme un « intégriste culturel de la Caraïbe », où durant tous ses voyages, et à travers les rencontres effectuées dans les îles caribéennes, il a vu toute la richesse locale issue du brassage culturel. Pour lui, cette « mondialisation positive » évoquée par Taubira est contenue dans la Caraïbe, condensé des différences et des convergences des peuples du globe. Taubira expliquait que c’est à travers ses recherches personnelles dans l’histoire du monde caraïbe et plusieurs étapes dans cet apprentissage, après des moments de haine profonde et de tristesse, et grâce à tout cela, qu’elle s’est rendue compte que toutes les cultures du modne étaient siennes, et qu’elle pouvait puiser en chacune d’elles ce qu’elle voulait, et dans le même mouvement s’ouvrir à tous les peuples du monde. Pour Manet, la Caraïbe est « l’avenir du monde », en cela qu’elle présente la possibilité d’un métissage ethnique et culture, nourri à toutes les cultures du monde.
C’est das cette même idée de l’exemple positif incarné par l’espace caribéen que le Guadeloupéen Daniel Maximin va s’emporter et faire son petit spectacle pour le public de l’Odéon. Maximin apparaît très vite dans son discours comme la quintessence de l’intellectuel antillais, un peu Césaire, un peu Ariel, orateur docte et universitaire, roi de la citation, un homme qui sait parler au vent, conjurer une tempête. L’oeuvre de Maximin est menée par « la positivité du métissage qui refuse le ressentiment ». « Le ressentiment ne crée pas un monde », nous dit-il. Il n’y a pas d’autre choix que de dépasser le traumatisme du massacre des indiens Caraïbes, de l’importation depuis l’Afrique, des répressions constantes pour continuer à vivre. L’Histoire des Caraïbes est simple, nous dit-il, c’est l’histoire de résistances, d’un lieu où sont venus se mélanger des peuples issus de 4 continents, et qui survit dans ce que cette évolution a de positif.
Il faut faire montre de vigilance au-delà de la couleur, « la seule réalité, c’est celle de l’homme nu », tout particulièrement aux Antilles, débarqué sans langue, sans mémoire...on s’accapare les cultures qui nous tombent sous la main. L’acte culturel, à la naissance de toute résistance, est un acte de don ; il n’y a pas de poème ennemi, il n’y a que le poème. Les fluctuations de l’Histoire ne donneraient au final ni vainqueurs ni vaincus, seuls des oppresseurs et des oppressés, cette idée de défaite étant la ruse ultime du colon ; « la plus grande ruse du colonisateur est de faire croire qu’il est toujours là ». Le modèle caribéen est d’accepter l’Autre dans sa résistance, résistance incarnée par sa culture. Il finit en reprenant le thème du langage ; selon lui, la résistance culturelle est de créer au-delà, créer dans une langue pour se l’approprier, la dominer, y « marroner ». Si l’histoire de la Caraïbe est si édifiante, c’est qu’elle est bien sûr nu concentré de l’histoire de l’humanité. Ça va.
Est-ce un mirage ? Une hallucination ? Ou voit-on encore, pendant un moment, les rivages de l’île où se débattent Caliban, Ariel et Prospero ? Si l’on ne contredira pas les déclarations de Maximin, force est de constater qu’il n’aborde pas du tout les aspects économiques et politiques de la situation actuelle aux Caraïbes. S’il n’y a pas de vaincus, que des opprimés, il faut peut-être aussi se rappeler qu’il y a des degrés chez les opprimés. Et qui peut se permettre le genre de réflexion que nous montre Maximin ? A quoi sert à l’Haïtien qui fait face au jour le jour à une violence et une corruption politique inouïes dans l’indifférence générale de savoir que l’Histoire de son pays porte les germes du futur de l’humanité ? Comme le dira en substance Stephenson en réponse à Maximin, si l’importance de la créativité culturelle est indéniable, il s’agit d’une manière individuelle de dépasser les clivages, les haines, qui n’est pas transposable telle quelle à la collectivité. On pourrait ajouter, qui n’est pas donnée à tout le monde non plus. L’enthousiasme de Maximin ne règle pas les problèmes (« Il est vrai qu’objectivement les races n’existent pas, mais cela n’a jamais réglé le problème »), et il évite d’évoquer la situation collective de l’espace caraïbe, sa situation économique et sociale. Tout cela ne reste-t-il pas dans un ordre purement intellectuel, tout cela ne revient-il pas à conjurer des tempêtes en vase clos au profit du maître qui, malgré tout, est encore là ? Nous ne réussirons pas à poser ces questions à Maximin après le débat, du fait de problèmes logistiques.
C’est Trouillot qui terminera le débat ; questionné au sujet de Haïti, il déclarera ne pas voir en quoi le peuple de Haïti aurait la valeur d’exemple que lui confère notamment Maximin. Il y voit une Histoire comme les autres, où l’individu cerche la paix avec lui-même et avec la communauté, mais rien du caractère exemplaire, discours qu’il définit comme quasi-religieux et dangereux. « La littérature est un autre terrain où se joue cette quête d’une individualité dans des relations d’échange langagier avec l’Autre » ajoute-t-il, comme pour rééxpliquer que le soleil positif des Caraïbes brille plus dans l’art, la culture, les conclusions forcément édifiantes pour l’humanité qu’on en tire autour d’une table que dans la vraie vie, où Haïti n’en finit plus de s’effondrer, où la Jamaïque croule sous la pauvreté. Et que dans les îles de la Caraïbe, telle la Guadeloupe, où loin de la métropole, de nouveaux Calibans se nomment eux-mêmes, l’acte culturel se veut en effet acte de résistance, par une réappropriation totale de la langue créole, et son édification en arme politique.