Eyes Wide Shut : De la politique dans le cinéma en France, et notamment dans Caché de Haneke

, par Nico Melanine

Quelques mois après sa sortie en France, Caché de Michael Haneke sort en Angleterre. L’occasion de le voir, et de se faire une opinion plus définitive sur le cinéma d’Haneke. L’occasion aussi de divaguer sur le rapport entre art et politique, et de constater que non, ce que l’on appelle dans le monde anglo-saxon “Postcolonial Studies” n’a pas d’équivalent en France.

Caché est un film à la fois intéressant, et relativement mauvais. Intéressant pour l’analogie qui y est faite avec la situation post-coloniale en France, parce que de la même façon qu’il interroge le personnage principal du film sur son passé coupable, il explore la culpabilité collective de la France sur son rapport avec l’Algérie, depuis la décolonisation. Relativement mauvais, pour à peu près tout le reste.

Le côté thriller, film à suspense tant vanté par les critiques ne tient pas. Haneke peine à créer une tension, et les longs plans fixes et répétés de cette maison bourgeoise du 13ème arrondissement n’y changeront rien. On est censé y voir quelque chose, y déceler des détails qui seraient “cachés”, nous dit-on. Certains critiques parlent même d’une “présence folle, [d’]un grouillement de violences” [1]. Quand Haneke atteindra la brillance poétique des plans fixes d’un Ozu, je retournerai voir un de ses films. En attendant je m’abstiendrai. Quant à repérer d’éventuels éléments cachés - abstraits ou non - dans ces plans, ça commence à fleurer bon le foutage de gueule intellectuel. Tout ça ressemble plus au jeu des 7 différences de Télé 7 jeux qu’à un prix de la mise en scène à Cannes. Cette impression est d’ailleurs confirmée avec la dernière scène, ultime plan fixe dans lequel les enfants des deux principaux protagonistes du film sont aperçus au loin sur les marches d’une école, en train de discuter, peut-être même de s’échanger quelque chose. Il y aurait là encore un élément caché qui pourrait bouleverser le sens qu’on peut donner au film. Cette fois c’est clair, le niveau du film est celui d’une de ces enquêtes de Mickey et Dingo, où l’on apprenait à la fin de l’histoire en retournant le magazine que les coupables sont les Rapetou car l’un d’entre eux a un billet de banque qui dépasse de sa poche à la 4ème case, si si regardez-bien. Ah oui.

On passera rapidement sur l’aspect critique de l’intelligentsia de gauche, de ces “bobos” représentés par le couple Auteuil/Binoche. Au vu de l’appréciation que le film a reçu dans ces milieux, on ne peut que penser que cet aspect ne tient pas non plus. Haneke a beau dénoncer le matérialisme et l’attachement d’Auteuil a la petite réputation qu’il s’est forgé dans certains cercles, le film est au final un produit destiné à ces mêmes cercles bien-pensants, férus de culture subventionnée. Caché représente ce qu’il dénonce et atteint une forme raffinée de critique inoffensive, celle qui permet au bon bourgeois de rire de sa propre situation tout en s’y complaisant avec délectation.

J’évoquerai enfin cet aspect postmoderne et vaguement structuraliste, qui consiste à jouer avec le film en tant que film, par le biais de ces vidéos envoyées de façon anonyme, que l’on regarde en même temps que le couple qui les reçoit, en même temps que le film. Mise en abyme, film dans le film, tout ça. Ce qui était vaguement avant-gardiste il y a 40 ans fascine toujours les critiques. “Qui filme ?” s’interrogent-ils à peu près tous avec la satisfaction de celui qui a réussi à lire entre les lignes d’un message codé (et dont le Code est inconnu cela va de soi...). Le procédé, s’il est utilisé de façon moins grossière et épate-gogo que dans Funny Games (dans lequel - faut-il rappeler ce terrible moment de cinéma - un personnage se saisit d’une télécommande et rembobine l’image, le film que l’on regarde) est toujours facile, et ne révèle qu’une certaine vacuité.

Presque rien...

Ce qui est réellement fascinant, selon moi, c’est que si l’on s’intéresse à l’aspect politique du film, les critiques sont nettement moins prolixes, nettement moins bavards que lorsqu’il s’agit de considérations esthético-artistiques. L’analogie établie entre l’histoire du personnage joué par Daniel Auteuil, qui dans son enfance a fait en sorte qu’un orphelin algérien accueilli par ses parents soit rejeté puis envoyé à la DASS, et la façon dont la France a accueilli les immigrés de ses anciennes colonies, n’est quasi-jamais commentée dans les revues de cinéma ou même les journaux qui ont critiqué le film.
Le seul élément à peu près original du film est à peine effleuré, voire ignoré par la majorité, sinon l’ensemble des commentateurs officiels. A peu près personne ne voit l’occasion de s’interroger sur la conscience collective de la France, sur la culpabilité qu’elle porte dans la (non-)gestion de son immigration post-coloniale et dans la façon dont encore aujourd’hui elle (non-)traite le sujet. Car ce qui est frappant dans l’attitude du personnage joué par Daniel Auteuil, c’est surtout le manque de remords dont il fait preuve, 30 ou 40 ans après les faits. Il tente d’évacuer la question, et lorqu’on le confronte finalement au problème, il récidive, persiste, signe, et refuse à tout moment de se remettre en question. Ce n’est pas tant l’attitude qu’il a eue par le passé qui est révoltante, que la façon dont aujourd’hui il traite la question, il traite cet orphelin de son enfance qu’il a retrouvé, et son fils. Ce qui est déplorable, c’est surtout son refus de voir la vérité en face, d’admettre sa part de responsabilité, et son entêtement à vouloir se disculper à tout prix. Car c’est avant tout cette attitude dans le présent qui conduira cet orphelin maintenant adulte à agir de façon suicidaire.
C’est là l’aspect intéressant du film de Haneke, qui démontre que la dénégation d’une histoire, peut-être plus que l’histoire elle-même, a des répercussions sur le présent, crée des situations de conflit, engendre des victimes supplémentaires.

En ces temps de réhabilitation du fait colonial, où sont votées des lois racistes et discriminatoires, en ces temps où les médias s’adonnent à des provocations hypocrites et où des parlementaires comme des agents de l’état insultent et aggressent ce qui a trait de près ou de loin à l’Islam, le tout à l’aube d’un soulèvement urbain qui s’il est principalement d’ordre social concerne aussi les immigrés issus de la décolonisation ainsi que leurs descendants puisque ce sont notamment eux que des décennies d’urbanisme planifié ont parqués en banlieue, en ces temps donc, il me semblait judicieux de relever et de commenter l’analogie. Mais rien, ou presque rien comme l’aurait dit Luc Ferrari.
A ce compte, on ne s’étonnera pas qu’il n’existe pas en France d’équivalent à ce que les anglo-saxons nomment Postcolonial Studies. Ce que l’inertie de la critique cinématographique révèle, c’est le vide sidéral qui existe autour de la question coloniale, et qui s’étend notamment jusqu’au domaine universitaire. On n’étudie pas officiellement en France les interactions, passées comme présentes, culturelles comme politiques, entre les nations européennes et les pays qu’elles ont colonisé à l’époque moderne.
Qu’on se le dise une fois pour toutes.

Caché est aussi un des seuls films que j’ai vus qui évoquent les évènements du 17 octobre 1961. La référence est rapide, mais bien là : répression anti-FLN par la police, qui sous la bénédiction de Papon - préfet de police du général sauveur de la France - jettera quelques 300 Algériens à la Seine. C’est là que l’orphelin de l’enfance du personnage joué par Auteuil a perdu ses parents. Il me semblait significatif qu’un réalisateur étranger soit parmi les premiers (à ma connaissance) à évoquer ce fait historique dans un film de fiction. Ceux qui ont fait du commentaire de film leur profession (faut bien vivre comme l’aurait dit Boris Vian) ne partagent pas cet avis.

In the Heart of Darkness

L’évocation et le traitement de ce fait hisorique par Haneke n’est pas sans rappeler la façon dont la guerre d’Algérie était évoquée dans certains des films qui ont suivi la décolonisation. Il convient d’insister sur le ’certains’ car les films qui traitent ou évoquent la guerre d’Algérie à cette époque ne sont pas légion.
Sur ce point la France se distingue de façon assez claire d’un pays comme les Etats-Unis, qui a lui rapidement cherché à évacuer le traumatisme de la guerre du Vietnam à travers l’image, et qui l’a fait de façon spectaculaire et assez fondamentalement patriotique. La plupart des nombreux films qui traitent le sujet (Platoon, Full Metal Jacket, L’échelle de Jacob, Voyage au bout de l’enfer, j’en passe et des moins bons) ont comme point commun le fait de traiter le sujet uniquement du point de vue américain. La guerre du Vietnam n’y est plus présentée que comme une expérience douloureuse pour l’armée américaine sans que jamais le point de vue global - pour ne pas mentionner celui des Vietnamiens - ne soit évoqué. Toute l’analyse que fait en littérature Edward Saïd à propos du roman de Conrad, Au coeur des ténèbres, est ici pertinente [2]. Ces films ne reflètent en aucun cas une expérience de la guerre du Vietnam, mais sont une représentation, une mise en scène politisée et idéologique du conflit.

La différence avec la façon dont la France aborde la guerre d’Algérie est finalement peut-être autant qualitative que quantitative. S’il existe comparativement moins de films sur la guerre d’Algérie que sur celle du Vietnam [3], c’est aussi la façon dont le sujet est traité qui diffère. En France, en dehors de La Bataille d’Alger, le film lourdingue et lui aussi spectaculaire de l’Italien Pontecorvo, la question est à peine effleurée, et lorsqu’elle l’est c’est alors en général le silence qui prévaut. On ne parle pas de la guerre d’Algérie. Cette situation est parfaitement illustrée dans Adieu Philippine, du grand Jacques Rozier, où les personnages baissent la tête à l’unique évocation du conflit, ou encore dans Le joli mai, du génial Chris Marker, dont le principal tour de force consiste à réaliser un documentaire deux mois après les accords d’Evian, sans qu’aucune des personnes interviewées ne réussisse à s’exprimer explicitement sur la fin de la guerre d’Algérie. Les Français semblent ne pas vouloir, ou ne pas parvenir à évacuer le traumatisme. Une forme d’auto-censure s’opère, à laquelle s’ajoute la censure officielle, qui pendant longtemps a oeuvré avec force pour empêcher toute représentation critique de la guerre d’Algérie, ou du colonialisme dans son ensemble, au cinéma. On pense notamment ici à l’indispensable René Vautier, dont le film Afrique 50, violent pamphlet et premier film anti-colonialiste, a été interdit et réquisitionné par les autorités françaises. Vautier, qui reste la seule personne à avoir filmé la guerre d’Algérie du côté des fellaghas, fera ensuite de la prison, et rencontrera toutes les difficultés du monde pour financer ses projets de film, dont l’emblêmatique Avoir 20 ans dans les Aurès.

Etablir ici un parallèle avec la façon dont Haneke traite les évènements du 17 octobre, et surtout avec le non-débat intégral qui s’en est suivi dans les journaux ou revues de cinéma peut être intéressant. Cela permet de réaliser encore un peu plus la relation que les Français et la France entretiennent avec leur histoire. De façon révélatrice, les critiques agissent comme ces personnes interrogées dans le film de Marker, comme les personnages du film de Rozier et de celui de Haneke lui-même. Ils fuient la référence à la répression du 17 octobre et l’analogie avec la situation politique en France, comme on évitait à une certaine époque de parler de la guerre d’Algérie.
Il faut dire que les pauvres bougres sont quelque peu conditionnés. Il y a en effet une double tradition en France qui consiste d’une part à ne pas se remettre en question, et d’autre part à ne pas mélanger art et politique.

Don’t Look Back

“Il faut cesser avec la repentance permanente” déclarait récemment ce qui a été nommé ministre d’Etat, sans que personne ne relève réellement les implications de ces propos. La ligne est claire : la France, pays des Lumières et des droits de l’homme, n’a pas à s’excuser. Et là où elle pourrait tenter de regarder en arrière, elle préfère fermer grand les yeux. Plutôt que d’examiner son passé interne, elle préfère donner des leçons de morale à l’extérieur, à tous ces pays qui eux ne connaissent pas ces deux valeurs sacro-saintes que sont la démocratie et la liberté d’expression, et dont elle seule est la garante. Ces pays sont d’ailleurs faciles à reconnaître, ce sont à peu près tous ceux qui forment le “monde musulman”.

Ce type de comportement nous a valu l’ahurissante et quasi-unanime réaction suite à l’élection du Hamas en Palestine. Peu importe le contexte local de corruption, peu importe la situation qui se dégrade avec un état d’Israël toujours plus autoritaire, peu importe que le parti élu ait abandonné son programme original, peu importe que cette élection ait été reconnue impeccable par tous les observateurs étrangers, il semble que les Palestiniens n’aient pas élu ceux que la France considère comme démocrates. Peu importe également le fait que leurs tentatives de négociation ont toujours été méprisées, et peu importe les concessions que Yasser Arafat a pu faire, il a été toujours été un obstacle à la paix, tout comme le pauvre Sharon - les médias libres le certifient - en a lui été le hérault. La version palestinienne de la démocratie n’est pas celle de la France, elle n’est donc pas valide.

On pourra également évoquer l’affaire des caricatures, manifestation la plus récente du comportement hypocrite, et condescendant de la France des droits de l’homme. Si cette fois les politiques se sont montrés relativement mesurés et réservés, les médias s’en sont eux encore donnés à coeur joie dans leur exercice favori : remplir des pages blanches avec n’importe quelle connerie qui fait du bruit, pour vendre. Cette fois, la leçon de morale s’est faite au nom de la liberté d’expression, au nom du droit à la satire, revendiqués notamment par ce qui est devenu depuis un certain temps un torchon réactionnaire à tendance islamophobe, Charlie Hebdo. Comme je le disais récemment à un ami lors d’une conversation, la satire est censée s’attaquer aux vices de son temps. Publier des caricatures qui finalement colportent avant tout une doxa bête, réductrice et raciste est quelque peu contradictoire et sans grand intérêt. Mais manipuler la liberté d’expression et la revendiquer au nom d’idéologies méprisables est également une tradition en France, ainsi que dans d’autres pays développés. Comme le relève l’excellent Paul Gilroy dans There Ain’t No Black in the Union Jack, dans les années 70 et 80 au Royaume-Uni, l’argument de la liberté d’expression était utilisé pour que les britanniques puissent insulter en toute bonne conscience les noirs et les immigrés. Les politiques et mouvements anti-racistes étaient alors considérés par les médias comme “une tentative sinistre de limiter dans un premier temps puis détruire par la suite la liberté d’expression” [4]. En France, dans un autre genre, on n’a pas hésité à manipuler ce concept, comme le révèle le toujours indispensable René Vautier. Quelques 30 ans après avoir été interdit et après qu’on ait tenté d’en faire disparaître les dernières bobines, le film Afrique 50 sera diffusé par les ambassades et centres culturels français à l’étranger dans le but de démontrer à tous les pays que la France est un pays qui accepte la critique, et tient en haute estime la liberté d’expression. Propagande et manipulation...

Critique de la séparation

La philosophie occidentale, pourtant, nous explique qu’une oeuvre d’art est censée être gratuite, ne saurait contenir de message. L’art existe en soi et pour soi, enseignent les sages. Il est un objet distinct de toute autre activité, qui ne saurait souffrir de considérations bassement matérielles, bassement humaines. Ces moeurs sont ancrées dans les mentalités françaises, et occidentales, qui tendent à esthétiser et édulcorer toute velléité de politicisation d’une forme artistique quelle qu’elle soit.

En France par exemple, on a souvent tenté de réduire Guy Debord à un “écrivain dandy” dans l’œuvre duquel “l’éthique se résorbe dans l’esthétique”. Des commentaires autorisés édictaient la sentence finale, sous forme d’épitaphe : “tout ce qui reste de lui est littérature” [5]. Si l’on considère un écrivain comme Thomas Pynchon, aux Etats-Unis, et la réception de son oeuvre par les critiques littéraires, on arrive à peu près au même constat. Dans une grande majorité des cas, les aspects politiques et subversifs qui sous-tendent ses écrits sont relégués à l’arrière-plan, tenus pour une forme d’esthétisme et exclusivement jaugés de façon formelle, ou encore simplement ignorés. L’association entre politique et littérature détonne. Il n’est censé y avoir aucune connection entre les deux, ou alors de façon exceptionnelle, pour quelques militants récalcitrants et récidivistes. C’est ce que constate, à son plus grand étonnement, l’écrivain Arundhati Roy lorsqu’elle se voit affublée de l’épithète de militant : ’Aujourd’hui, c’est moi qui suis bizarre. Je suis, apparemment, ce que le jargon du XXIe siècle appelle communément un ’écrivain-militant’ [...]. Pourquoi m’étiqueter ainsi [...] ?’ [6].
C’est le type de prédispositions mentales impliqué ici qui conduira quelqu’un comme Vautier à être considéré comme un réalisateur à part, marginal, pour ne pas dire rejeté ou exclu. Son cinéma, considéré comme abusivement politisé, (et peut-être pas dans une orientation très favorable à une appréciation consensuelle), a toujours été tenu à l’écart. Il est au mieux placé dans une catégorie à part, le plus souvent ignoré. Lorsque Les Cahiers du Cinéma élaborent des dossiers spéciaux sur la guerre d’Algérie au cinéma ou sur la politique et le cinéma - tendant par là d’ailleurs à démontrer que la norme est bien un cinéma a-politisé - Vautier n’y figure pas, n’y est pas même mentionné. Indispensable Vautier ? Pas aux Cahiers...

Non, art et politique ne font pas bon ménage, et notamment en France, où la tradition veut que les champs de créations et d’études soient hermétiques, exclusifs, sans communication possible. Tout comme le concept de Postcolonial Studies est quasi-inexistant en France, celui de Cultural Studies, qui mélange et met en relation des activités diverses, en situant et analysant les pratiques culturelles selon leur contexte global, social, historique ou politique, n’a lui non plus pas réellement d’équivalent. On s’en remet au bon sens commun, et on se garde de mélanger serviettes et torchons.

La où d’autres proposent des oeuvres je ne prétends pas autre chose que de montrer mon esprit

La critique cinématographique n’échappe donc pas à ce carcan intellectuel, et au contraire, comme le film d’Haneke le révèle, perpétue la tradition avec un remarquable dévouement.
Mais peut-être après tout nos critiques ont-ils bien compris le film, en ont-ils bien saisi la substance. A en croire ce que dit Haneke lui-même, on peut être amené à le penser. Dans les interviews qu’il a données, on apprend en effet que l’analogie avec la guerre d’Algérie est un rajout qui s’est fait sur le tard, et que le film était prévu au départ sans ce commentaire politique. Si le côté tardif de l’ajout n’est évidemment pas gênant en soi, il est néanmoins clair que si Haneke n’était pas tombé sur ce reportage abordant les évènements du 17 octobre 1961 sur Arte, la dimension symbolique de son film en aurait été considérablement réduite, se limitant à étudier la culpabilité individuelle d’un père de famille, et à critiquer dans le sens du poil une intelligentsia vaguement de gauche. On peut dès lors se demander si ce commentaire politique n’est pas quelque peu instrumentalisé, exploité à des fins esthétiques, symboliques ou autres, et s’il n’est pas une pose plus qu’autre chose. On peut le voir comme une ficelle supplémentaire, un artefact de plus auquel Haneke a recours pour faire de son film une grande oeuvre complexe, sans se préoccuper réellement de ce qu’il peut recouvrir ou signifier.

Ce que dit Haneke à propos du choix de Daniel Auteuil pour le premier rôle tend à confirmer cette impression. Là où on aurait pu le considérer un moment comme un casting judicieux - sa notoriété et son côté populaire permettant facilement au spectateur de se reconnaître en lui, et donc de se sentir plus directement concerné par son racisme latent - on réalise qu’Haneke l’a choisi avant tout parce qu’il le considère comme un bon acteur. Tout est dit, ou presque.

Pour achever de se poser des questions sur la sincérité politique d’Haneke, on mentionnera encore le fait qu’il dit beaucoup aimer Houellebecq, et déclare même vivre dans le même monde que lui. Pas très étonnant, surtout s’il fait référence au monde de manipulation qui est celui de Houellebecq...

On ne peut que conclure sur le constat que le rapport ambigu qui existe de longue date en France entre art et politique est loin d’être assaini, ou même clarifié avec ce film. Malgré certaines apparences, Caché semble bien relever de cette même hypocrisie qui a été de rigueur en France jusqu’ici sur ce point.
Rien de neuf sous le soleil des Aurès.
Affaire à suivre...



Notes

[1C’est Gérard Lefort, pour le nommer, qui s’emporte dans Libération.

[2Voir Culture et Impérialisme. Fayard, Le Monde Diplomatique, 2000. Notamment les pp. 56-72, puis 119-122.

[3Voir sur ce sujet le livre de l’historien Benjamin Stora, Imaginaires de guerre : les images dans les guerres d’Algérie et du Vietnam.

[4There Ain’t No Black in the Union Jack. Routledge Classics, 2000. p.313. Ma traduction de propos extraits du journal The Sun, daté du 24/10/85.

[5Propos extraits de Pour Debord, dont je n’ai pas les références sous la main.

[6Ces propos sont extraits d’un recueil de ses textes, intelligemment publié en français sous le titre... L’écrivain-militant. Gallimard, 2003. p.184.