Histoire de mémoires

, par Myriam Monheim

« Les émigrés nord-africains de Belgique » est un documentaire sur la politique d’accueil des immigrés maghrébins en Belgique, réalisé en 1970 par Benoît Lamy et Francis Monheim, mon père. Retour sur l’histoire de ce film et sur celle de l’immigration maghrébine en Belgique, entre histoire familiale et collective.

Que d’émotions en voyant ces archives…

Réalisé deux ans avant ma naissance, par
Francis Monheim [1], mon père, journaliste et écrivain, et par Benoît Lamy [2], journaliste et cinéaste,
je découvre par hasard, il y a cinq ans seulement, l’existence de ce documentaire lors de sa rediffusion à la télévision belge, lors de l’anniversaire des 40 ans de la convention belgo-marocaine [3] de 1964 relative à l’occupation des travailleurs marocains en Belgique.

Jusque là, je n’avais que des photos de mon père, ou des articles et des livres qu’il avait écrit, mais aucune image de lui. Et voilà que je le vois interviewer ces « immigrés », ouvriers, conducteurs de bus, enfants et adolescents, avec toute la douceur et le respect dont il était capable quand il s’adressait à ceux qu’on appelait, à l’époque, les « petites gens ».

Fierté de découvrir qu’il a traité ce sujet à une époque où, j’imagine, tout le monde se foutait du sort des immigrés maghrébins, et encore plus des conditions sordides dans lesquelles ils étaient obligés de survivre. Amusée aussi de voir qu’il a tenu à interviewer des immigrés algériens, pourtant bien rares en Belgique, comparé aux marocains.

Mon père m’avait surtout habituée à me casser la tête avec « son » Zaïre et la décolonisation du Congo belge, ses sujets de prédilection. Et ce n’est que dernièrement, à la mort de ma mère, Mimi Bensmaïne, résistante algérienne venue en Europe pour se mettre à l’abri des prisons françaises, à l’époque de ce que les Français appelaient pudiquement les « évènements », que j’ai réellement découvert que mon père avait aussi participé à sa manière à l’indépendance de cette Algérie mythique.

Evidemment, rien à voir avec le courage dont ma mère a dû faire preuve, du haut de ses 25 ans, pour résister à l’oppresseur colonial. Mais je découvre quand même que mon père, qui se faisait traiter d’"arabe du FLN" quand il défendait la cause algérienne, a été un des premiers étudiants belges à la fin des années 50 à revendiquer la nécessité de l’indépendance de l’Algérie.

J’imagine alors combien il était important pour lui, ayant épousé cette algérienne atypique - aux yeux de leurs milieux respectifs -, de donner la parole à d’autres immigrés maghrébins et de montrer combien la société belge de l’époque, catholique et bien-pensante, était empreinte d’un racisme bien ancré.

D’hier à aujourd’hui...

Au delà de l’importance affective que cette petite tranche de l’histoire belge de l’immigration maghrébine peut avoir pour moi, quelle tristesse face aux images décrivant les conditions révoltantes dans lesquelles ces immigrés avaient à se loger, à travailler, et à scolariser leurs enfants. Le noir et le blanc de ces images a beau donner un caractère irréel à ce passé scandaleux, je sais pourtant que toutes ces personnes ont bel et bien existé, et que je croise peut-être leurs enfants et leurs petits-enfants dans les rues de Bruxelles.

Comment nos pays occidentaux ont-ils pu oublier que tous ces hommes, choisis pour leur docilité de préférence parmi les campagnards illettrés, et leurs familles ensuite, n’étaient pas que du bétail, corvéables à merci ? Comment n’ont-ils pas anticipé plus loin que le bout de leur nez pour concevoir des politiques d’immigration un peu plus dignes et respectueuses ?

Mais finalement, près de 40 ans plus tard, les mentalités belges ont-elles réellement évolué face à l’immigration maghrébine ? A compétences égales, les Maghrébins de Belgique ont-ils réellement accès à tout type d’emploi ? Certaines écoles, pudiquement appelées multiculturelles, ne sont-elles pas uniquement des fabriques de futurs chômeurs ? A l’heure où certains « démocrates » belges s’agitent sur les affaires de foulards, de minarets, et autres Assises de l’Interculturalité [4], les immigrés surtout si leurs origines s’ancrent au delà de la Méditerranée restent le plus souvent cantonnés dans des conditions socio-professionnelles décevantes, si pas pathétiques. Peu de place pour ceux et celles qui ont décidé de poser leurs valises définitivement sur le plat pays, sans pour autant oublier le chemin parcouru par leurs parents, premiers explorateurs valeureux de ce monde soi-disant providentiel et moderne. En ces temps de crise, seuls les plus barbus et les plus rétrogrades seront médiatisés dans cette société belge souffrant d’un trop plein de sans-emploi, de sans-revenus et de sans-papier…

Des silences individuels à une mémoire collective

Ces archives me rappellent le documentaire« Mémoires d’immigrés » de Yamina Benguigui et ses images terribles et révoltantes de bidonvilles français faits de tôles et de boue, soi-disant logements de transit pour la main-d’œuvre fraîchement arrivée, et d’ailleurs gérés par des anciens d’Algérie – supposés plus à même de comprendre la mentalité indigène… 40 ans plus tard, ces mêmes taudis, et les H.L.M. qui ont suivi, constituent encore de véritables prisons sociales et professionnelles pour tous ces travailleurs algériens parachutés en France, quand elle avait besoin de bras, mais pire encore, pour leurs enfants aussi : pourtant nés et scolarisés en France, mais qui ne peuvent toujours pas se défaire de cette identité d’immigré, de musulman, par définition délinquant, qui colle à leur peau toujours trop bronzée.

Quel dégoût face aux propos de ce responsable du recrutement de la main-d’œuvre dans les montagnes kabyles qui parle encore de « produits » pour désigner les ouvriers soumis qu’il était chargé d’embaucher et qui se réjouit du peu de déchets générés par son recrutement ! Comprenez : des ouvriers incapables de s’acclimater aux conditions de travail de l’époque…
Quelle tristesse aussi en découvrant combien les enfants de ces hommes ont si bien intégré la peur du flic, héritée de leurs pères convaincus que l’invisibilité et le silence étaient le prix de leur présence en France. Et la révolte voir la délinquance de certains d’entre eux est sûrement à la mesure de la transparence paternelle imposée.

C’est pour toutes ces raisons que je suis heureuse de pouvoir partager ce documentaire, mélange symbolique de mon histoire familiale : à la croisée du militantisme, de la migration et de la révolte contre les injustices.

Bruxelles, 1er janvier 2010

Ce film fut visible sur archive.org, jusqu’à ce que la RTBF et la Sonuma [société crée par la RTBF et la communauté française de Belgique pour effectuer la numérisation et de l’exploitation des archives de la RTBF (société publique de télévision belge)] nous intime l’ordre de le retirer.

Bien que nous contestions à divers degrés (idéologiques, historiques, contestation du fonctionnement des sociétés d’exploitation du droit d’auteur, question de l’exploitation payante des archives publiques etc...) ce qui préside à cette situation, nous nous plions de mauvais gré à cette requête.

Cette position n’engage que Melanine.org et non l’auteure de cet article.

P.-S.

NDLR : info © ≠©© : Cet article n’est pas disponible pour reproduction sur d’autres supports contrairement à la plupart des autres textes de melanine.org. Merci.

Notes

[1Journaliste et écrivain belge (1934-1998), spécialiste en relations internationales, il écrivit dès la fin des années 50 de nombreux articles et ouvrages sur le Congo belge/Zaïre.
Au cours de ses études universitaires à Louvain, il s’engagea très vite dans les mouvements anti-coloniaux au Congo et en Algérie (président de la Fédération des étudiants de Belgique), il tenu ensuite pourtant des positions pro-mobutistes très contreversées. Lors d’activités anti-coloniales communes, il rencontra Mimi Bensmaïne (1935-2009), intellectuelle féministe et résistante algérienne -membre dès 56 de l’Union Générale des Etudiants Musulmans Algériens et de la Wilaya III après la bataille d’Alger-, qu’il épousa ensuite.

[2Cinéaste, producteur et enseignant belge, (1945-2008) il a travaillé avec Pasolini et a été réalisateur à la RTBF au service enquêtes et reportages avant de se tourner vers la réalisation cinéma. Sa comédie "Home sweet home", qui narre la révolte de pensionnaires d’une maison de repos bruxelloise fut un succès populaire considérable qui est resté gravé dans les mémoires. Lire : http://www.cinergie.be/entrevue.php... par exemple pour en savoir plus.

[3La Belgique a signé en 1964 une convention encadrant la venue de travailleurs en provenance du Maroc notamment suite au refus de l’Italie, après la catastrophe du Bois du Cazier à Marcinelle, de continuer à envoyer ses ressortissants travailler dans les rudes conditions des mines Wallones. Pour plus de détails sur le contexte de cette convention lire : La convention belgo-marocaine du 17 février 1964 ..., par Anne-Freynet de Keyser (.pdf). Lire aussi http://www.mrax.be/spip.php?article30