Power to the People !

Racailles de tous les quartiers, unissez-vous !

, par Soopa Seb

« Tant qu’on brûlera des voitures, on enverra des flics ! Il faut un mouvement social qui peut brûler des voitures mais avec un objectif. »
Pierre Bourdieu, déclaration faite au Val Fourré en 2001 [1]

Voilà. Après un gavage dans les règles de l’art d’images d’apocalypse de banlieue, les témoignages affluent de toute part pour démentir la propagande officielle servilement relayée par les médias : et non, les jeunes de Clichy morts électrocutés en essayant d’échapper aux pigs [2] n’étaient pas connus des services de police, et non ils n’avaient commis aucun cambriolage qui pouvait justifier leur prise en chasse, comme Messieurs Sarkozy et Galouzeau de Villepin l’ont affirmé pour couvrir les exactions de leurs milices. Et oui, c’est bien une grenade lacrymogène appartenant aux CRS qui a été envoyée pour gazer une mosquée où étaient rassemblées des familles venues célébrer la nuit du Destin. Où sont la LICRA, Finkelkraut et BHL pour dénoncer ce nouvel acte raciste, dont les auteurs sont connus ?

Une fois de plus, les Rambos de la BAC et de la police jouent les bravaches, armés de leurs flashballs et de leur impunité, comme en témoigne cette vidéo prise avec un téléphone portable [3]. Et l’on s’étonne de la tournure que prennent les évènements...

Une chose est sûre, les déclarations belliqueuses de notre sémillant Ministre de la Police n’ont pas été pour rien dans l’escalade de la violence, pour reprendre une expression à la mode et qui sied au contexte, puisque certains pseudo-experts ès terrorisme parlait déjà il y a 3 ans d’intifada des banlieues !

Crime en bande organisée

Car les derniers borborygmes eructés par le ministre quasi-frontiste ne sont que la cerise sur le gâteau d’une année fertile en prises de positions plus que limites qui ne peuvent qu’attiser une situation sociale déjà explosive. Est-ce l’envie irrésistible d’un ministre espiègle d’utiliser au plus vite son nouveau joujou électrique sur nos jeunes trop remuants ?

Remontons un peu en arrière. Rappelons-nous la sortie de Mr Clément, ministre des Prisons qui décide de carrément passer outre la Constitution pour défendre son joujou à lui, le bracelet électronique, au point de réussir à faire réagir le président du Conseil Constitutionnel, Pierre Mazeaud. Il prenait ainsi le relais du ministre des Colonies, François Baroin qui, bille en tête, s’attaquait au « tabou » du droit du sol au sujet de Mayotte [4] .
Passons outre le fait que Monsieur Baroin ne soit pas au courant que la France est en flagrante violation du droit international sur la question de l’archipel des Comores [5].

Mais je ne peux m’empêcher de penser que des individus suffisamment futés pour dégoter le seul job de fonctionnaire où l’on obtient des augmentations de traitement de 70% et entourés de cabinets composés d’une foultitude d’experts plus pointus les uns que les autres ne font pas ce genre de sortie inopinément.

Il est donc intéressant de la situer dans la continuité de la loi sur la reconnaissance de l’oeuvre positive des français outre-mer votée à l’initiative de notre Ministre des Affaires étrangères Mr. Douste-Blazy le 23 février dernier [6] qui vient torpiller la loi Taubira de 2001, pourtant déjà épinglée par Louis Sala-Molins , au vu de l’« abîme entre la rigueur sereinement revendicative du texte qu’elle [Christiane Taubira, députée de Guyane] proposait [...] et la grandiloquence du texte voté. En clair : le texte de la députée exigeait condamnation, mémoire, justice et réparation. Endoctrinées par le gouvernement, la « gauche plurielle » et la commission des Lois traduisaient : condamnation, pédagogie et repentance. » [7]

En dehors des considérations sur les relents colonialistes de certaines de ces déclarations, quelles peuvent être les motivations des membres du gouvernement à balancer de tels pavés dans la mare ?

Diviser pour mieux régner

Comme le dit Pierre Bourdieu, « le fait divers fait diversion » . Le gouvernement espère-t’il que les ouvertures de journaux télévisés aux ordres sur les carcasses calcinées nous feront détourner les yeux de la privatisation en cours d’EDF, dont la campagne de publicité essaie de nous faire avaler que cela nous permettra de devenir propriétaire de la compagnie d’électricité. Mais, au fait, ne nous appartenait-elle pas déjà, cette entreprise ? N’a-t’elle pas été construite et développée avec l’argent de nos impôts sur le revenu et de la TVA, que les chômeurs, RMIstes et autres racailles payent aussi ? Peut-être que De Villepin et ses acolytes pensent nous faire oublier ainsi le Contrat Nouvelle Embauche et sa période d’essai de deux ans ?

En ces temps difficiles pour le gouvernement, après les recalages aux différents scrutins suivis de la magistrale dérouillée du référendum et à l’approche des prochaines échéances électorales, quoi de plus aisé que de diviser la classe sociale laborieuse afin d’éviter l’éclosion de revendications solidaires ? Comment mieux saper un mouvement social qu’en lâchant la bride aux vieux démons de la peur et de la méfiance entre personnes vivant dans les mêmes conditions ? Entre bons français travailleurs et vilains immigrés squatteurs et profiteurs ? Entre jeunes des banlieues cantonnés dans leur rôle de casseurs, voyous et autres racailles et adultes responsables soucieux de protéger leur propriété privée sur quatre roues ? Entre chômeurs/RMAstes resquilleurs et travailleurs à l’échine flexible ?

Cela me rappelle la période des débuts de l’esclavage de l’autre côté de l’Atlantique, où, selon Howard Zinn, « [u]ne seule chose, dans les nouvelles colonies américaines, effrayait plus encore que les soulèvements de Noirs : la possibilité que certains Blancs mécontents se joignent alors aux esclaves pour renverser l’ordre établi.[...]Selon Edmund Morgan, “il apparaît que les deux groupes dominés se considéraient, à l’origine [avant que le racisme ne s’impose comme une opinion commune], comme soumis aux mêmes conditions terribles.” » [8]

Car il ne faut pas se tromper de cible : la dérive du discours autour de la question de la sécurité ne nous servira pas, dans un bégaiement nauséabond de 2002. Elle étouffera nos aspirations à débattre des problèmes sociaux et des inégalités de plus en plus criantes. Et ce n’est pas la gauche, au pouvoir de 1981 à 1995, puis de 1997 à 2001, faut-il le rappeler, qui peut venir faire la leçon à nos démagos de droite. [9] Cette gauche porte la responsabilité d’avoir laissé tomber la population de ces quartiers, après avoir recueilli leurs suffrages pour prendre le pouvoir [10]

Des hommes sans maître

Ces hommes et femmes qui grandissent sans grand espoir de trouver du travail, vu l’utilisation du chômage massif comme moyen de rendre dociles et flexibles les salariés [11], dans des quartiers qui subissent les premiers la désaffection des services publics orientés maintenant dans des logiques de rentabilité en vue de leur privatisation, comme La Poste [12], ces femmes et ces hommes me font étrangement penser aux hommes sans maître du 16ème siècle décrits par Christopher Hill, dans son ouvrage passionnant, Le Monde à l’envers [13]. Sans maître, car souvent sans emploi, donc libres malgré eux des chaînes du salariat, et qui, de ce fait, « constitu[ent] une anomalie, un facteur potentiel de dissolution pour la société » [14] que l’on se charge illico de remettre en laisse (électronique) par le biais de la répression et d’une justice sans appel pour la plèbe. L’auteur décrit de manière plus précise les facteurs de l’apparition de ces individus louches et leur perception par la société d’alors :

« Les fluctuations du marché capitaliste du drap à ses débuts enrichissaient quelques privilégiés et ruinaient le plus grand nombre. Les malhabiles et les malchanceux prenaient la route. Au cours du seizième siècle ils causèrent une panique considérable dans les milieux dirigeants, cependant ils ne constituèrent jamais une menace sérieuse pour l’ordre social. Les vagabonds ne fréquentaient aucune église et n’appartenaient à aucun groupe social organisé.

[...] On peut presque dire que par définition ces hommes n’avaient aucune motivation idéologique. Leur action se limitait au vol et au pillage, mais ils étaient incapables d’une révolte concertée.

[...]Ceux-ci ne représentaient qu’un problème de sécurité, sans plus. » [15]

Si la situation n’est pas la même, des analogies peuvent être faites, et notamment sur l’analyse de la classe dirigeante : sans idéologie, ces groupes potentiellement dangereux pour l’ordre établi ne constituent qu’un problème de sécurité.
Qu’en est-il de la prise de conscience politique des quartiers en France ? Subissant des attaques économiques et sociales de grande envergure, quelle est leur réaction collective ? Je ne peux m’empêcher d’effectuer un parallèle avec le Black Panther Party que d’aucuns trouveront osé, voire carrément hors-sujet. Clichy-sous-Bois, ce n’est pas le Watts [16] quand même ! Et pourtant, et pourtant...

All the Power to the People !

Le parti de la Panthère Noire pour l’auto-défense (Black Panther Party for self-defense) fut créé par Huey P. Newton et Bobby Seale en 1966 à Oakland, California, à la suite des nombreuses révoltes [17] qui émaillèrent l’année 1965 : Harlem, Watts, Chicago, Detroit. Contrairement aux réponses proposées par les mouvements existants alors face aux problèmes du taux de chômage élevé, des mauvaises conditions de logement, des brutalités policières, des problèmes d’accès aux soins et d’éducation, les deux camarades s’inscrivirent dans une démarche socialiste de développement par la base de la communauté.

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Membres fondateurs du Black Panther Party

Car contrairement à l’imagerie répandue autour des Black Panthers, ce n’étaient pas des fous furieux de la gâchette. Ils mirent en place de nombreuses actions sociales, comme le dépistage de la drépanocytose [18] ou le fameux « Free Breakfast for Children Program », qui permit aux enfants de partir à l’école le ventre plein et donc de suivre les cours dans de meilleures conditions. En outre ont été mis en place des groupes de surveillance des activités policières, qui suivaient les représentants des forces de l’ordre durant leurs patrouilles, depuis le moment des arrestations jusqu’aux mises en détention. Ces différentes initiatives étaient basées sur un programme en 10 points, le Ten-point Program :

- 1.Nous voulons la liberté. Nous voulons le pouvoir de déterminer le destin de notre Communauté Noire.
- 2.Nous voulons le plein emploi pour notre peuple.
- 3.Nous voulons la fin du vol de notre Communauté Noire par l’homme blanc.
- 4.Nous voulons des habitations décentes, propres à l’hébergement de personnes.
- 5.Nous voulons une éducation pour notre peuple qui expose la véritable nature de cette société Américaine décadente. Nous voulons une éducation qui nous enseigne notre véritable histoire et notre rôle dans la société d’aujourd’hui.
- 6.Nous voulons que tous les hommes noirs soient exemptés du service militaire.
- 7.Nous voulons la fin immédiate de la brutalité policière et du meurtre des personnes noires.
- 8.Nous voulons la liberté pour tous les hommes noirs détenus dans prisons municipales, de comtés, d’état et fédérales.
- 9.Nous voulons que toutes les personnes noires amenées en cour soient jugées par leurs pairs ou par des personnes de leurs communautés noires tel que défini dans la Constitution des États-Unis.
- 10.Nous voulons des terres, du pain, des logements, de l’éducation, des vêtements, la justice et la paix.
 [19]

Ce feu qui se déclare dans un champ de coton [20]

Presque 40 ans plus tard ( il fût rédigé le 15 octobre 1966), la proximité des objectifs à atteindre par ce programme avec ceux qui pourraient être revendiqués dans nos quartiers face à des problématiques similaires me semble remarquable. [21].
L’Appel des indigènes de la République aurait pu représenter un tel programme revendicatif s’il ne reposait pas sur une interpellation des pouvoirs publics, mais sur une véritable prise d’initiative autonome, par la mise en place d’actions locales bénéficiant à la collectivité, sans attendre quoi que ce soit des autorités, comme on peut le voir du côté de Dammarie-les-Lys, et surtout coupées de toute ingérence religieuse, ingérence qui sert souvent à désamorcer les revendications sociales les plus radicales. [22]
En revanche, sa conclusion sur une ouverture pour un « combat commun de tous les opprimés et exploités pour une démocratie sociale véritablement égalitaire et universelle. » laisse envisager des perspectives intéressantes. [23]

Car si la montée en puissance du mouvement de mai 68 a pu être possible grâce à la jonction des mouvements ouvriers et étudiants [24], un mouvement social réellement significatif, innovant et radical sera à portée de main lorsque les diverses organisations se décideront à écouter ceux qui vivent et subissent de plein fouet les réformes néo-libérales mises en oeuvre par les gouvernements successifs. Ces révoltes qui surgissent à ce moment particulier me paraissent en effet à mettre en lien avec des actions directes comme la prise du Pascal-Paoli par les marins de la SNCM ou la grève des transports des traminots à la RTM de Marseille qui dure maintenant depuis 31 jours.

Reste à voir comment s’articuleront ces combats avec la révolte des jeunes de Seine-Saint-Denis et d’ailleurs, et si une synergie solidaire pourra s’enclencher : All the Power to the People ! [25]

Notes

[1in « La Sociologie est un sport de combat » (Pierre Carles, 2h26’, 2001)

[2doux surnom dont les membres du Black Panther Party affublaient les policiers, équivalent de notre fameux “poulet”

[3Il est assez incroyable de constater que la même page propose des publicités pour passer le concours de policier !

[4lire à ce sujet l’article de l’observatoire des inégalités

[6voir l’article d’Olivier Lecour-Grandmaison dans Libération du 30 mars 2005 sur Algeria Watch

[7Louis-Sala Molins, préface au livre de Rosa Amélia Plumelle-Uribe, La Férocité blanche, Albin Michel

[8Howard Zinn, Une Histoire Populaire des Etats-Unis, Agone

[9Lire Serge Halimi, Quand la gauche essayait, Édition Arléa-Poche, 2000, 646 pages, 11,45 euros

[10à titre d’exemple, regarder les statistiques INSEE du chômage pour la Seine-Saint-Denis, près de 14%, qui n’ont jamais été citées (à ce que je sache) par les journalistes de télévision dans le contexte des affrontements de ces derniers jours

[11lire les différents articles sur le NAIRU

[12Lire les 4 articles de François Ruffin et Aline Dekervel sur le site du journal satirique amienois Fakir

[13Christopher Hill, Le Monde à l’envers - les idées radicales au cours de la révolution anglaise, Payot, 1977

[14ibid, p.36

[15ibid.

[16Quartier de Los Angeles qui fut le théatre de violents affrontements en 1965. Voir le site de PBS - en anglais

[17que dire de la totale occultation du terme de révolte (contre une autorité ou un gouvernement) dans la relation des évènements de ces derniers jours, au profit de celui d’émeute (non dirigée contre une cible particulière) ou de violences urbaines. Comme dit l’autre : les mots sont importants...

[18maladie génétique qui atteint tout particulièrement les personnes d’origine africaine. Voir l’article sur Wikipedia

[19Voir l’entrée Black Panther Party sur Wikipedia ou le très bon site autour de Huey P.Newton et le Black Panther Party sur PBS - en anglais

[20La Rumeur, Ils nous aiment comme le feu, album Regain de Tension

[21mis à part le côté exclusif autour de la Communauté Noire. Il est important de constater que en mars 1972, une seconde plate-forme a été rédigée, quasi-identique à la première, mais mettant l’accent sur le problème de classe au côté de celui de la couleur par l’ajout de la précision oppressed communities. Lire ce programme ici

[22rôle autrefois dévolu à l’église catholique, mais qui s’étend maintenant à l’islam depuis Sarkozy et la mise en place du Conseil français du Culte Musulman. Ecouter l’émission de Là-bas si j’y suis sur Clichy-sous-Bois

[23je n’ai pas suivi les propositions effectuées à l’issue de ces premières assises, et je ne sais donc pas si un tel programme a pu finalement être conçu...

[24lire Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, ed Complexe/Monde Diplomatique

[25Tout le Pouvoir au Peuple !