Seconde journée nationale de commémoration de l’abolition de l’esclavage en métropole

Sa nation en danger

, par Alfred

On aura goûté l’intense ironie de l’opération médiatique du 10 mai aux jardins du Luxembourg. C’était la deuxième journée de commémoration de l’esclavage. Le prétexte, évidemment, se vit pour le moins effacé par l’occasion, historique dit-on sur TF1, vous pensez bien, deux présidents ensemble ! La folie...Il s’agissait bien pour Sarkozy de présenter une certaine idée de la nation. Sa nation. Pas la nôtre.

C’est un évènement médiatique, bien sûr, l’occase à ne pas rater de voir le futur président tenir la main du bientôt ancien ; c’est un jardin bourré de vieux blancs en costards, avec ci et là une face noire de renom histoire d’assurer la diversité. Pour ne pas manquer le symbole, Sarkozy ira même serrer la pogne de l’éternel défenseur Lilian Thuram, lui sussurer deux mots doux à l’oreille face caméra, président magnanime mais pas repentant.

C’est bien le même Sarkozy qui nous avait déclaré, faisant écho à Glucksmann le jeanfoutre à moquette soyeuse, que la repentance, ça va bien 5 minutes. C’est vrai que c’est une spécialité française, la repentance. On connaît bien, on fait ça tout le temps, rapidos, chaque fois qu’on fait une connerie, repentance, tellement que ça commence à bien faire. Alors clairement, ce n’était pas le but de notre nouveau président, le 10 mai, de se repentir, mais bien plutôt de célébrer. Les mauvaises langues diront son élection ; j’avancerai plutôt qu’il célèbre la commémoration. Je m’explique : Sarkozy ne se repend pas. Comme tous les couillons qui laissent des commentaires à ce sujet à qui mieux mieux sur tous les forums internet, l’esclavage, ça ne le concerne pas : il était pas né, c’était y a genre deux mille ans, et puis en plus hein les noirs ils ont beau jeu de la ramener mais c’était pas des noirs comme eux qui vendaient leurs frères, alors ? Non, non.

La France sait s’inspirer de ses alliés de temps de paix : comme l’Angleterre qui commémore avec tambours et cors de chasse le bicentenaire de la glorieuse abolition de la TRAITE négrière en 1807 (plutôt malin, ça, soit dit en passant, d’abolir d’abord la traite et 26 ans plus tard l’esclavage, ça donne deux occasions de faire la fête), la France officielle sait qu’il s’agit avant tout de bien se taper dans le dos comme il faut ; Tony Blair ne s’excuse pas ; il exprime son intense tristesse et ses regrets, pour s’astiquer un peu plus loin sur le courage et la conviction des figures de l’abolitionnisme anglais. Ça la foutrait un peu mal de rappeler que l’abolitionnisme, à l’époque, fut utilisé par le Premier Ministre William Pitt comme une matraque morale à fins économiques. L’ami s’était en effet rendu compte que les colons français profitaient de la traite anglaise bien plus que les Anglais. On notera sur le même thème que l’intensité des campagnes abolitionnistes anglaises fut inversement proportionnelle à l’engagement de leurs troupes en Haïti révolutionnaire : voyant les soldats révolutionnaires mal en point dans les Caraïbes, Pitt décide en 1793 d’envahir toutes les possessions françaises, Haïti inclus. Le mouvement abolitionniste anglais se voit lâché par Pitt pendant presque dix ans. La campagne est un désastre en Haïti, et entraîne l’abolition de l’esclavage par la République Française. Manque de bol. Une fois les troupes anglaises sorties d’Haïti, et assurés que ce gros con de Napoléon ne pourrait jamais récupérer l’île la plus profitable des Antilles, ni l’utiliser pour lancer d’éventuelles attaques contres les îles anglaises, l’abolitionnisme put reprendre de plus belle.

Ah, que l’histoire est sale... Et c’est là toute la beauté des commémorations ; un petit discours, pas trop d’explications, on vous foutra ça dans les bouquins d’histoire, hein, vous apprendrez ça comme tout le monde, vas-y que je te stérilise toute l’affaire, que je te la réduise à une belle statue et, pourquoi pas, deux trois chansons. On aura ainsi eu droit, ce 10 mai, à une chanson sur l’abolition de l’esclavage exhumée des poussiéreuses étagères de l’histoire révolutionnaire. On sait s’astiquer en France aussi. On n’expliquera pas que l’abolition de l’esclavage en 1794 fut plutôt un accident, les bourgeois de l’Assemblée poussés par le peuple se lâchant en envolées lyriques avant de se retrouver avec la gueule de bois d’ébène le lendemain. Pas qu’on leur en veuille ; c’est aussi ça, les grands moments historiques. C’est Robespierre et Danton qui se disent en substance, "allez hop après tout, pourquoi pas tenter la fraternité universelle", avant de se faire trucider. Mais on n’en parlera pas. C’est une commémoration, une célebration, à la gloire de la nation. L’important, c’est la chaîne brisée, c’est Schoelcher. On peut pas passer sa vie à se repentir.

Bien, sur il est très clair que c’est l’opinion de notre nouveau président : cette idée n’est pas nouvelle, elle est liée à la définition globale de la nation d’après Sarkozy, un héritage de la bonne vieille France comme on l’aime. Il connaît ses penseurs de droite, l’aristo, et quand il parle de nation, il parle aussi d’une certaine pratique historique. Celle-ci a été très clairement expliquée par ce vieux roué d’Ernest Renan : “l’oubli [...] et l’erreur historique sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger.” Voilà. En attendant le ministère de l’identité nationale, Sarkozy a mis les choses au clair : la France, c’est l’abolition de l’esclavage et la résistance. Les choses qui fâchent, au placard.

Il y a une certaine logique dans la citation de Renan. Le problème, bien sûr, c’est que la nation française en 2007 ne peut pas continuer à prétendre qu’elle ne s’est pas auto-mutilée pendant des siècles. Renan voyait la nation comme un "plébiscite de tous les jours,” où l’on oubliait volontairement les divisions du passé pour construire un futur. Ce serait parfait, bien joli et tout, si l’un des critères fondamentaux de sa définition de la nation ne venait pas à manquer : pour Renan, “aucun citoyen français ne sait s’il est burgonde, alain, visigoth.” Par contre, en France tout citoyen sait s’il est noir, ou brun, ou jaune, et donc “pas de souche,” comme aime à le revendiquer l’ami Finkielkraut.

Il est donc aisé de demander l’union quand elle n’existe que par à-coups, quand ça arrange, quand les caméras sont là. Le même Sarkozy qui menait campagne à grands coups de subtiles références ethniques (les siennes y compris), voudrait maintenant nous faire le coup à la Renan. Alors une fois pour toutes : on oubliera le passé quand il sera reconnu dans le présent, quand la couleur de notre peau ne sera plus prétexte à demander des cartes d’identité nationale. Sarkozy a beau nous refourguer des cours magistraux du siècle dernier comme s’il les avait écrits, ils ne sont plus dupes, les enfants sombres de la République. Ces conneries, ça ne marche plus trop ; si vous voulez commémorer, il va falloir être prêt à nous entendre gueuler.

Dans une vidéo disponible sur le site de Libération filmée à la célébration du 10 mai, on peut voir une dame s’énerver de se trouver refoulée tout derrière alors que clairement, comme elle le crie à plusieurs reprises, “c’est nous, les descendants !” Si vous tendez l’oreille, vous entendrez une autre personne lui dire en substance de baisser un peu le ton, parce qu’elle aimerait écouter la musique. Faites-en ce que vous voulez. Mon analyse : en France, tout finit en chanson (Mireille Mathieu si possible, à fond sur l’autoradio du fourgon de police). Mais cette histoire ne fait que commencer. Accroche-toi Sarkozy : ta nation est en danger.