Mon amérique à moi

Smalltown U.S.A

, par Alfred

C’est une de ces villes qui ne se dressent pas au detour d’une route, tout d’abord
parce que les routes qui y menent sont en general des lignes tracees a la regle
a travers les champs, sur des kilometres, vaguement semees de fermes et de silos,
piquees de boites aux lettres a drapeaux rouges, n°1173 et pas une deuxieme
baraque en vue ; on y voit plus d’animaux morts que vivants, ceux-ci se precipitent
a travers nos routes non eclairees la nuit, et meme les cerfs ne font pas le poids
contre les pick-ups, meme quand ils ralentissent. Ces routes se transforment en
rues sans crier gare, ce que font les trains par contre, qui se contentent de
lacher des coups de sirene en passant la station locale ou ils ne s’arretent jamais.

Et puis plutot que de se dresser ces villes s’etalent, se couchent, et le seul
bon moyen pour savoir ou elles commencent et ou elles finissent sont les panneaux
verts, 3400 ames, mais surtout les chateaux d’eau, gros ballons quadripodes, sucettes
a l’helium, souvent de cet argent typique des robots des 50s, fiches dans les
champs, annoncant en grosses lettres les noms des villes qu’ils gardent : Leland,
Oswego, Sandwich, Clifton.

Bienvenue en Illinois

Non.
Une ville, ca ne veut pas dire grand chose ici ; pas la meme chose en tout cas.

C’est deux, trois stations-essence, deux-trois diners, plus de fast-foods, quelques
magasins, une eglise voire deux, une ecole, et Casey’s,
la station-essence/epicerie/fast-food sponsor officiel du trou du cul du monde
("Mince, ils ont ouvert un Casey’s...Maintenant on habite vraiment nulle
part
"), et puis deux, trois bars, deux, trois epiceries, et commerces
divers, et un WalMart et un mall pour connecter les petite communautes.

Et puis on n’est vraiment rien sans voiture. C’est a se demander ce qu’on a cree
en premier, ou est l’oeuf ou est la poule. Les amis d’enfance n’habitent pas toujours
tres loin, cinquante metres ou deux trois kilometres l’un de l’autre, que fait-on
avant d’avoir 16 ans, avoir d’avoir le permis ? On est amis avec les voisins peut-etre,
les parents nous conduisent surement, on dort chez les amis, pyjama party pour
les filles. Ici comme souvent ailleurs, on commence a s’amuser differemment quand
on entre au college.

Et ca ressemble salement a ce qu’on en voit a la tele, quarterback et cheerleaders,
popularite, retenues, mort aux laids. Pour s’amuser on passe son samedi au mall
si les parents veulent bien nous deposer, on se balade tout l’apres-midi sans
rien acheter sinon des tranches de pizza, entre potes. On vit une vie qui inspire
tellement les series tele et le cinema qu’on peut se demander ce qui est venu
en premier.
Seulement apres Sauves par le gong, c’est bien Twin Peaks qui commence.
Ca n’est surement pas un hasard. Il se passe quelque chose apres l’episode special
sur l’alcool. Deja il dure longtemps,c’est la season premiere, le vendredi, le
samedi ici il n’y a rien a faire, on ne picole pas social, on picole comme les
parnassiens, pour picoler, parce qu’une fois par terre on ne pense plus vraiment
a quel point on se fait chier, a quel point il ne se passe rien. Dans le garage
sans les parents, dans les champs de mais en bande, avec les plus de 21 ans qui
peuvent payer des bieres et qui en profitent comme ils peuvent - ne serait-ce
qu’en s’incrustant a ces memes fetes- on decouvre la porte du Monde Noir dans
les grands bois tout autour. Il n’y a bien plus que les adultes pour s’emouvoir
lorsque l’on decouvre que les collegiens se sont fait choper par les flics sur
une route de campagne a descendre des bieres bon marche.
On ricane en se demandant la tete qu’ils feraient s’ils savaient pour la coke
et l’ecsta.Oh et dans les contrees les plus sombres, le crystal meth.
Ce que nos parents sont cons.
Mandy est encore enceinte
Le Monde Noir, tout le monde y passe un jour ou l’autre parce que tout le monde
se balade dans les bois. Il n’y a rien d’autre a faire quand on n’est pas encore
mort, ou enceinte, ou futur pere, ou qu’on n’a pas de boulot,ou qu’on ne va pas
a l’universite.
Smalltown est remplie de Laura Palmers, parce qu’ici meme quand on n’a que 15
ans, 6 ans avant l’age legal, on peut eventuellement rentrer dans les bars de
bikers si on a une jupe suffisamment courte, et que c’est autrement plus interessant
que de mater la tele le vendredi soir. Parce que c’est bien plus drole de se decouvrir
un superpouvoir au milieu de nulle part, a draguer et tourner en bourrique des
demeures qui ne comprennent pas les forces qui se dechainent autour d’eux.
Laura Palmer et Donna, James, comme Dean, le rebelle sans l’ombre d’une cause
se manifestent aussi. Là ou une majorite se contente de boire et de faire
exploser des boites aux lettres, de temps en temps il se trouve un jeune pour
voler des voitures et les planter dans ces memes champs de mais pour semer la
police, et rentrer chez lui a pied ou ils l’ attendent deja, parce qu’a Smalltown
on pense savoir qui fait quoi, tout le monde sait qui fait quoi, tout le monde
a les moyens d’ecouter la frequence radio de la police, on la diffuse meme en
FM, c’est qu’on est citoyen des USA et en tant que tel on a droit de regard sur
tout ce que la police fait, et on a le droit de crier bien haut le nom des voleurs
de voitures, on a des emissions speciales pour ca et les rapports de police quotidiens
sont publies dans le journal avec le nom la description et l’adresse des contrevenants.
Pour que ca cesse supposement.
On a tous ete jeunes, mais certains sont deja perdus pour la societe, et ceux-la
on les surveille.
On decouvre l’alcool mais pas la contraception apparemment. Pour les happy few
qui vont a l’Universite, loin loin si possible, revenir a la maison revient a
faire un bond dans le temps, retrouver chez ses amis les traits de leurs parents.
Mandy est encore enceinte. Trevor s’est marie la semaine derniere parce que sa
copine etait enceinte. J’aimerais bien aller a la Fac, mais avec mes jumelles
de deux ans ca va pas etre facile, et John ne les supporte pas et ce connard n’a
pas de travail, mince j’ai a peine 21 ans. Ed le pompiste mate Norma la serveuse
droit dans les yeux quand sa femme tourne le dos, sa femme qu’il a epousee sans
le faire expres, 20 ans auparavant, ce qu’il ne se pardonnera jamais.
Les freres (entrepreneurs) sont la aussi, qui possedent la moitie de la ville,
la radio, la chaine de tele locale, le club de golf, president de l’amicale des
richards du coin, etc. Self-made man, respecte pour s’etre sorti de la merde,
et puis il remet un peu de sa richesse dans la ville, on peut pas s’en plaindre.
Oh, c’est un petit paradis, la campagne. Quand on vient de la grande ville on
trouve ca bien charmant, ah oui, on s’y acheterait bien une petite maison pour
les vacances et on le fait souvent, sachant qu’on ne va pas trop se melanger avec
la population locale, on s’echappe de la grande ville pour ne pas y voir la racaille,
ce n’est pas pour se frotter aux pecores. Les familles de classe moyenne qui cherchent
a s’echapper de leurs banlieues tentaculaires (toujours peu a peu envahies par
les minorites, rattrappees par la ville). La ou les yuppies traditionnellement
celibataires reinvestissent le centre-ville, batissant de nouveaux appartements
sur les ruines du ghetto, les familles s’echappent toujours plus loin vers la
campagne, entrainant la ville avec eux. Seulement on vit ici comme avant, et on
apporte le cauchemar banlieusard avec soi. Sans grand regret. Les jeunes de Smalltown
ne demandent pas mieux. Leur echappee va dans l’autre sens.
C’est qu’a chaque generation aussi on en apprend un peu plus que les parents.
Ultime lecon pour l’an 2000:la campagne est morte, la ville a mis son cadavre
en animation suspendue, l’a museifiee. La campagne ne marche plus que comme projection
mentale des reves de tranquilite de la middle class, projection des cauchemards
aussi, grand egout des Etats-Unis, etonnamment geographique aussi, South, Midwest,
presque la moitie du pays servant de pompe a chiotte pour un demi continent.

L’Illinois c’est plat et chiant

On
a des manieres qui renforcent les cliches, ici ; quand une maison brule les voisins
s’arretent pour donner de l’argent et des vetements, quand il y a un accident,
les voitures ralentissent pour voir s’il y a moyen d’aider, tellement que ca en
est chiant. C’est toujours mieux d’y aller en vacances que d’y vivre, vraiment.
Petit a petit tout cela sera recolonise cependant. Les SUV (Sport Utility Vehicle,
ces jeeps elephantesques) remplacent les pick-up trucks et avec la banlieue on
amene tout ce qu’on y a appris. Ce qu’il y a de bien a la campagne, c’est que
les voisins sont tellement loin qu’on a meme pas a faire semblant de les connaitre.
Yorkville, des champs de mais ou les lucioles se dechainent la nuit tombee, pleins
phares et pas de limite de vitesse, ou si peu,Somonauk, domaine des pick-up trucks,
Clifton, on a rate la route et il n’y a plus de tournant avant deux kilometres,
Waubonsee, et les lyceens qui courent se refugier a l’interieur de la maison parce
que les flics n’ont pas le droit d’y entrer pour les voir finir leur biere. Une
mention pour faire rire les adolescents urbains, et peut-etre surtout suburbains
qui dans leurs non-villes essayent de faire comme dans la cite. Une autre pour
ne pas exploser plus souvent que le vendredi soir au bar du coin, non pas celui-la,
la prochaine départementale.
Tu viens d’Europe ? Pourquoi est-ce que tu es venu de perdre dans un trou comme
celui-ci ? L’Illinois c’est plat et chiant. Il n’y a rien a faire. Ici il n’y a
que du mais. Des petites villes. Et des pecores.
Et puis comme un bruit de fond.

Ah ! Ce qu’il est bon ce café !
Quand on arrive la-dedans tel un agent du FBI, c’est la morosite du paysage qui
nous met sous le charme ; avec un petit sourire, en vous regardant boire votre
cafe, les gens hochent la tete. Bien sur qu’on va acheter une maison. Comme tout
le monde. Bien sur qu’on reviendra. De temps en temps, on se rend compte que derriere
tous les canons de la tele, derriere Edna et son diner, derriere Pete le pecheur,
il y a vraiment DES GENS. Mettre les pieds a Smalltown, c’est au final entrer
directement dans ce qui fait une grande partie de notre culture americaine, a
tous les niveaux, et de voir a quel point elle fait corps avec les gens. Au-dela
de Dawson et meme de Twin Peaks, c’est aussi Carver qui se profile a l’horizon,
des pages et des pages de la litterature qui a rendu l’Amerique tellement fascinante.
Au final ce n’est pas un hasard si on finit par mettre des coups de boule dans
le miroir pour se demander ou est Annie. Une fois passe a travers les bois, dans
le Monde Noir, ou tout est reflexion, ou tout ce que l’on voit existe en cliche
dans tout ce que l’on a vu ou lu, on est toujours le meme mais plus vraiment pareil.
A se frotter de trop pres aux gens, il est possible de perdre un peu des prejuges
qu’on a avant d’entrer sur les mornes plaines du Midwest.
Mais si on y en ressort different, c’est peut-etre aussi parce qu’on y entre jamais
vraiment.
Smalltown, USA, c’est cet eternel decor qu’on discerne dans tout ce qu’on croit
connaitre de l’Amerique. Le trompe-l’oeil s’avere avoir plus de relief qu’on ne
le pensait. Smalltown, c’est un monde de figurants ou les stars, croyant connaitre
tous les tenants et aboutissants de ce genre de role use et abuse, se perdent
a jouer quand tout autour se contente d’etre.