Une nouvelle leçon des maitres de la démocratie : l’intervention franco-américaine en Haiti

, par Alfred

What’s a colony without its dusky natives ? where’s the fun if they’re all going to die off ? […] —wait, wait a minute here, yes it’s Karl Marx, that sly old racist skipping away with his teeth together and his eyebrows up trying to make believe it’s nothing but Cheap Labor and Overseas Markets…
Oh, no. Colonies are much, much more. Colonies are the outhouses of the european soul, where a fellow can let his pants down and relax, enjoy the smell of his own shit. Where he can fall on his slender prey roaring as loud as he feels like, and guzzle her blood with open joy.

Qu’est-ce qu’une colonie sans ses autochtones à peau sombre ? Ou est le plaisir s’ils crevent tous les uns apres les autres ? — attendez, attendez un peu, mais oui, c’est bien Karl Marx, ce vieux raciste sournois qui gambade là-bas, dents serrées et sourcils relevés, essayant de faire croire qu’il ne s’agit que de main d’oeuvre bon marche et de marché d’outre-mer...
Oh non. Les colonies sont bien plus que celà. Les colonies sont les latrines de l’ame européenne, la cabane de fond de jardin ou l’on peut baisser son pantalon et se relaxer, apprécier l’odeur de sa propre merde. La on peut se jeter sur sa proie en rugissant tout son saoul, et se gargariser de son sang avec joie.

Thomas Pynchon, Gravity’s Rainbow

Une vieille amitié

On prend les mêmes et on recommence. L’aventure haïtienne nous aura en effet montré, si l’on en croit les appareils officiels de propagande de nos deux pays (certains les appellent media), que lorsqu’il s’agit de remettre les sauvages sur le chemin de la démocratie, la France et les USA peuvent finalement bien s’entendre. C’est que ce n’est pas la première fois qu’on les aide, ces bouffons caribéens, c’en devient même pénible.

Mais permettons-nous, en ces temps d’histoire immédiate, un petit flashback de bon aloi.
C’est que ca fait un certain temps que la première République nègre nous les casse menu, voyez-vous. La conque du marron est toujours restée en travers de la gorge de Marianne, et ce depuis que les révoltes des esclaves de la perle coloniale française réussirent à enlever l’île aux colons métropolitains en 1791, jouant un rôle prédominant dans l’abolition de l’esclavage par l’Assemblée en 1792. Alors que la Ière République mourait lentement aux mains du Consul à vie Napoléon, l’ogre corse décidait de rétablir l’esclavage et de remettre à leur place ces impudents de Guadeloupe et d’Haïti, cons à croire qu’ils pouvaient être noirs et libres. Alors que les troupes françaises se couvrent de gloire en massacrant tout sur leur passage en Guadeloupe (voir dans cet article), la première armée du monde se prend une phénomale branlée en Haïti. Les mensonges ayant permis la capture de Toussaint Louverture ne suffiront pas à briser la volonté haïtienne, et c’est la queue entre les jambes que les troupes de Leclerc rentrent en métropole.

Qui aime bien châtie bien

Essayons encore : la Restauration bien entamée, le roi Charles X cherche à renflouer un peu les caisses de la monarchie. Pour cela, un moyen rapide, efficace : la colonisation. Le grand roi qui enverra le général Bugeaud et sa casquette enfumer les bougnoules en Algérie en 1830 envoie un navire de guerre en Haïti pour forcer le gouvernement à accepter sa requête, ici présentée dans son intégralité : on laissera aux négros leur indépendance s’ils payent un tribut de 150 millions de francs-or, histoire de réparer les préjudices subis par les pauvres colons spoliés. Haïti ne fait pas le poids ; le gouvernement accepte. C’est parti pour un saignement à blanc qui ne se terminera qu’en… 1883.

Les répercussions politiques et sociales sont innombrables. Si les troubles politiques qui se succèdent ne peuvent être totalement imputés à l’affaire française, la marque des influences étrangères n’est presque jamais absente des problèmes haïtiens. La dette s’accroit d’autant que pour pouvoir rembourser la France, Haïti emprunte à des banques françaises…

En 1862, les Etats-Unis reconnaissent l’existence du pays. Manque de bol, vraiment : quelque part, cela veut aussi dire que les Etats-Unis se sont rendus compte de la présence d’un électron libre dans leur pré carré. La proximité du canal de Panama, donnait une importance stratégique au pays, et c’est à l’occasion de troubles internes que les Etats-Unis envahissent l’île en 1915, forçant la bayonette au canon le vote d’une nouvelle Constitution étrangement pro-américaine (et accessoirement écrite par le jeune et fougueux Franklin Delano Roosevelt…). Vu qu’on ne peut vraiment pas faire confiance à ces grands enfants, les soudards de l’oncle Sam « confisquent » les réserves d’or de la Banque Centrale haïtienne. L’armée haïtienne est dissoute et remplacée par une milice formée par les ricains. L’île est mise sous la tutelle d’entreprises aussi sinistrement célèbres que l’United Fruit [1], cartel à qui l’on doit le logo Chiquita et l’expression "république bananière". On est en bonne compagnie.

Les exactions américaines se multiplient : les lois ségrégationnistes sont imposées sur le territoire haïtien, les soldats imposent le travail forcé aux paysans haïtien qui meurent par milliers, les éxécutions sommaires sont légion. Les soldats assassineront l’opposant et chef de la résistance Charlemagne Péralte en 1919, exposant des photos de son cadavre. Les troupes américaines se retireront en 1934, suite aux conseils de la commission Forbes sur Haïti ainsi qu’aux révélations de la presse sur la cruauté des G.I.s.

On ne change pas une équipe qui gagne

L’arrivée de Duvalier père à la présidence en 1954 est un soulagement pour tout le monde libre. Papa Doc a beau s’attirer le soutien des plus pauvres à coups d’attaques haineuses contre la classe métisse aisée du pays, il a une qualité inappréciable à l’époque : il est farouchement anti-communiste. Une tentative de coup d’Etat contre lui est écrasée avec l’aide des Américains en 1955. C’est que comme le disait en substance le président Eisenhower, bien sûr c’est une ordure, mais c’est notre ordure. Le règne de terreur des tontons macoutes commence, avec le soutien bienveillant des deux grandes démocraties françaises et américaines, au nom de l’opposition au communisme international. C’est ainsi tout naturellement que le fils Duvalier, après avoir été renversé par le peuple haïtien en 1986, trouvera refuge en France. On a le sens de la gratitude, de par chez nous.

Depuis, la double présence franco-américaine n’a jamais cessé de se faire sentir dans la perle des Caraïbes. Le coup d’Etat contre Aristide en 1991 porte ainsi la signature de l’inénarrable CIA, la branche dure du parti républicain (incarnée notamment par le Sénateur Jesse Helms) voyant d’un très mauvais œil l’arrivée au pouvoir du curé des pauvres adepte d’une théologie de la libération dégageant des effluves par trop socialistes pour nos amis du GOP. Les mêmes tentaient en vain de faire passer Aristide pour un fou en faisant passer de faux dossiers médicaux le concernant.
Le retour d’Aristide dans les bagages de l’armée américaine en 1994, dans l’Opération Restore Democracy n’aura donc pas plu à tout le monde au Nord du Rio Grande. Les premières décisions de Titid non plus ; la pression exercée sur son gouvernement par la Maison Blanche pour faire passer des lois d’ouverture économique s’accompagne du gel des subventions internationales. Le pays exsangue retombe bien vite dans le chaos, comme Aristide s’entoure de miliciens ultra-violents aussi appelés chimères. Chacun de son côté, la France et les Etats-Unis supportent « l’opposition démocratique ».

Avec André Apaid à leur tête, ancien financier des Duvalier qui possède accessoirement la double nationalité haïtienne et américaine, les élites locales intègrent la véritable opposition démocratique haïtienne, pour y insuffler l’esprit démocratique occidental sous sa forme la plus pure : libre-échange et capitalisme.
Les chefs de l’armée « cannibale » du Nord, Guy Philippe et Louis Jodel Chamblain ne sont pas des inconnus ; anciens officiers putschistes réfugiés en République dominicaine, ils ont été formés et payés par l’éternelle CIA. Ceux de leurs sbires qu’on ne trouve pas en Haiti ont en général trouvé refuge chez l’oncle Sam, qui aura poussé la gentillesse jusqu’à leur délivrer des permis de travail (voir ici en anglais sur la belle carrière de Chamblain). On goûtera l’ironie de la situation : les G.I.s auraient « sauvé » Aristide des mains de leurs employés locaux, ceux-là même qui aux premiers ordres de la Maison Blanche déposèrent les armes.
Est-ce à dire, comme le laissent entendre certaines sources, qu’Aristide fut la victime d’un complot médiatique visant à le faire passer pour un dictateur là où il se contentait de ne pas obéir aux ordres des deux maîtres de la région, les USA et la France ? Oui et non ; la dérive du parti Lavalas et les exactions des chimères agissant en son nom, sinon avec son aval, ne sont pas recentes (voir les articles sur l’enlèvement du journaliste Cantave).

Le Grand Jeu

Il est cependant certain que la vieille tactique coloniale visant à remplacer les indésirables par nos propres pantins a une fois de plus été utilisée : d’un coup d’un seul, on s’est rendus compte qu’Aristide était une ordure, il fallait bien qu’on prenne les choses en main. L’article de K attaque la manière dont fonctionne la politique franco-américaine relayée par ses organes de presse : en Iraq comme en Haïti, on sait bien que ces sauvages ont toujours été incapables de se gouverner tous seuls. On ne sait pas très bien pourquoi, mais c’est le fardeau de l’homme blanc d’aller encore une fois remettre de l’ordre chez les négros. On n’insiste pas trop sur les voyages répétés de l’immonde Debray au palais présidentiel haïtien, où il suggéra au président, si l’on en croit Aristide (mais peut-on faire confiance à un fou sanguinaire affabulateur, hein je vous le demande) de démissionner vite fait bien fait (voir ici). On évoque avec un sourire condescendant la requête dudit prêtre, qui confronté à l’absence totale de soutien financier dans un des pays les plus pauvres du monde, demandait à la France la restitution de la rançon de 1825. Non mais oh, faut pas déconner non plus, lui avait répondu en substance le Quai d’Orsay. On vous en donne pas assez, de la tune ? Nègres ingrats.

Et une fois les troupes de Guy Philippe prêtes à l’attaque, celles-ci sortent de leur cachette dominicaine pour lancer l’assaut démocratique. On va même jusqu’à « sauver » Aristide, histoire de montrer comme on est sympas, on l’envoie vite fait bien fait en Afrique, et hop la c’est fini.

Seulement Aristide a décidé d’ouvrir sa gueule, et il semblerait que pour les ignominies dont il s’est rendu coupable, la population locale n’en est pas au point de lui préférer celle des bourreaux professionnels du FRAPH de Chamblain. Devant la grande gueule d’Aristide, l’alliance franco-américaine s’est rendue compte qu’elle ne pouvait pas simplement laisser l’ami Philippe prendre le pouvoir les armes au poing. Rappelons-nous qu’après tout, son armée est sensée s’être mise en branle parce qu’Aristide refusait de nouvelles élections. Ca la foutrait un peu mal de voir Philippe s’installer au gouvernement histoire de passer le temps.
Le nouveau premier ministre, Gérard Latortue, donne une bien meilleure image que l’ami Philippe. Il a passé 25 ans en exil sous le régime Duvalier, et s’est frotté au pouvoir comme ministre des Affaires Etrangères sou le gouvernement Manigat, renversé par un coup d’Etat en 1988. Les barbouzes de la CIA savent profiter des renvendications de l’opposition.

Laurel et Hardy aux colonies

Enfin voilà. Alors que les G.I.s se mettent déjà à cartonner au nom de la défense de la population civile, je suis pris d’un doute étrange et pénétrant : serait-il possible qu’une fois encore, l’intervention militaire ait été déclenchée sans accord préalable de l’ONU ? Vous me direz, c’était urgent aussi, hein, un peu plus et on aurait pu se rendre compte que l’armée du Nord n’est pas exactement ce que les Haïtiens étaient droit d’espérer comme alternative à Aristide. Ouf.

Non, réjouissons-nous plutôt. Pour ceux qui avaient encore besoin de le voir, la preuve est faite de ce que je me permettais d’avancer il y a peu. France et USA, même combat. On n’a pas forcément les mêmes techniques, on n’est pas toujours d’accord d’accord, mais dans le fond la même chose nous tient à cœur : utiliser à fond notre réputation de pays de la liberté pour mettre sur la gueule des bougnoules, leur faire passer le goût du pain totalitaire à grand coups de bayonette démocratique. C’est pas notre faute on a ça dans le sang. Au moins on n’est pas bourrins comme les ricains, nous, on fait ça subtilement. Quand on intervient, c’est au nom des grands liens d’amitié qui nous lient à nos anciennes colonies et à tous les amis qu’on a pu s’y faire dans les écoles de torture. Laurel et Hardy du néocolonialisme, la France et les Etats-Unis forment une paire redoutable ; la finesse diplomatique du luisant de Villepin pour adoucir la fermeté d’un Powell, si on s’y met tous les deux c’est sûrement qu’on fait quelque chose de bien. On vient avec les ricains c’est pas pour foutre la zone, c’est qu’ils parlent pas trop la langue, et vous savez, leur patois de négros là-bas c’est quand même que du français d’arriéré, alors on peut aussi servir d’interprètes.

A l’orée de l’anniversaire de l’Entente Cordiale, permettons-nous encore de célébrer la grandeur de la France et de ses camarades des forces démocratiques internationales. C’est dans la grande tradition du respect des peuples qui caractérise notre politique internationale que s’est préparé le renversement d’Aristide. Tout cela tombe d’autant mieux que le bon curé n’est pas un enfant de chœur. A choisir entre un salaud indépendant et des ordures à nos ordres, faison confiance à Marianne pour la justesse de son raisonnement.

Enterrées les querelles sur l’Iraq, c’est du passé tout ça, les faux-semblants mediatiques qui affirmaient haut et fort que c’en etait de la vieille association franco-yankee. Vous aviez cru Fox et France2 ? Innocents... Quand il s’agit de sauver la démocratie, on est tous ensemble. C’est avec des larmes de joie que l’on voit ressuscitée la domination française sur ses anciennes terres. J’ose espérer que sous peu la France s’impliquera dans les opérations démocratiques en Iraq. On a une destinée manifeste ou on n’en a pas. On peut bien se torcher avec la déclaration des droits de l’Homme, après tout on l’a bien écrit ce texte à la con, non ?

Si. Une fois pour toutes, rentrez bien ça dans vos têtes de gauchistes sur le retour : la démocratie, c’est pour les grands. C’est un concept tellement difficile qu’il ne peut être maîtrisé que par nous, installé par nous, c’est un label qu’on accorde ou qu’on retire selon notre bon vouloir parce qu’on en contrôle la définition. Quand sa pratique à l’étranger s’écarte trop de nos intérêts, boum vas-y que je te retire ton label de qualité.

Considérez l’intervention en Haïti comme un énième commentaire dans la marge de la sale copie haïtienne. Il viendra un jour où ils maîtriseront le concept, passeront devant le jury franco-américain avec les honneurs, et repartiront avec un diplôme de bonne conduite. Alors peut-être nous engagerons-nous à les aider sur la voie du développement comme on dit, on leur enverra Accor et on pourra y aller se dorer la couenne en niquant des ti punch.

En attendant, une nouvelle leçon de discipline : quand les maîtres de la démocratie donnent des conseils, on écoute. Ou alors on se fait éjecter de la classe. C’est pourtant pas compliqué. T’entends ca, Chavez ?
On te loupera pas deux fois.

P.-S.

Voir le dossier Haiti de rezo.net.

Notes

[1leurs intérêts menacés par les nationalisations du gouvernement Arbenz au Guatemala en 1954 aboutiront au renversement de celui-ci, commandité par la CIA.