’When the levee breaks’ : La Nouvelle-Orléans, le tiers-monde en bas de chez toi

, par Alfred

Le passage de Katrina aura eu un effet positif : il aura révélé au monde entier qu’en Amérique il y a des pauvres, des noirs, et que personne n’a rien à foutre de leur gueule.

La loterie climatique

Vu d’en France, c’est finalement assez rare, une catastrophe naturelle. Bien sûr, les inondations, on connaît ; il y a eu des tremblements de terre, dans le temps, à travers l’Europe, on aura même eu une tornade en 99, j’en passe et des meilleures, mais globalement c’est une affaire exotique. Quand Katrina est arrivée, c’était comme l’année dernière, une de ces catastrophes abstraites ingérées devant la télé, interminables travellings montrant pile après pile de matériau de construction. En Amérique, on construit toujours principalement en bois. Après toutes ces années, ça fait toujours bizarre à voir, tout ce bois, comme éternellement provisoire, et quand ça tombe ça n’étonne pas vraiment. On se dit, une baraque en bois, forcément...

Vu d’Amérique, c’est légèrement différent ; le pays a la taille d’un continent, et chaque grande région a ses propres problèmes : la côte Est est connue pour ses blizzards ; la Californie pour ses tremblements de terre, dont celui, légendaire, qui en 1906 ravagea San Francisco ; le centre du pays, du Texas au Dakota du Nord en passant par une petite vingtaine d’autres Etats de l’Union est connue comme Tornado Alley, l’allée des tornades, un couloir où les chances de de se voir propulsé dans les airs avec la maison et le petit chien sont très fortes. Sur les campus, bâtiments publics et autres, on trouve souvent un signe qui annonce : abri anti-tornade. Ca rassure. L’année dernière, une petite ville touristique du coin, Utica, juste à côté du Parc de Starved Rock, a été démontée par une tornade. Il semblerait que les briques, ça se souffle aussi.

Et donc, chacun a un peu sa catastrophe naturelle. Si on connaît les siennes, on regarde toujours un peu les autres de loin.

Et cette année ça allait être le tour de la Nouvelle Orléans. Là non plus, ce n’était pas la première fois ; le pourtour du golfe de Mexico est touché presque chaque année par un ouragan ou autre, sans compter que la Nouvelle-Orléans est traversée par l’impétueux Mississippi, que le système de barrages de l’Army Corps of Engineers n’a jamais réussi a complétement dompter. Cette année, the Big Easy aura eu double ration, l’ouragan de force 5 Katrina ravageant la ville avant de faire céder les digues de canaux reliant le lac Ponchartrain (au Nord) au Mississippi (au Sud) [1].

C’est la faute à Rousseau

Une grande partie de la Nouvelle-Orléans, à l’exception notable de son Quartier Français, la ville originale fondée par les Français en 1718 -ainsi que d’une partie du Garden District, quartier de la haute-bourgeoisie locale-, se situe au fond d’une cuvette sous le niveau de la mer, coincé entre le lac Ponchartrain et le Mississippi. Un dicton local dit que “water flows away from money” : l’eau s’éloigne des quartiers riches. Ce sont donc les autres, Lakeview, Gentilly et Mid-City au Nord du Quartier Français, ses cimetières, son parc Louis Armstrong et ses barres d’habitations pourries, l’ancien Storyville où est né le jazz, l’Irish Channel au Sud du district, la rambarde sociale créée pour les immigrants irlandais entre les gros bourgeois et la fureur du fleuve, et plus à l’Est le 9th ward, 9ème district, le quartier le plus bas de la ville. Dernier quartier développé de la Nouvelle-Orléans, négligé pendant des années par la municipalité, il a été fondé par les descendants d’esclaves et autres immigrants.

Les habitants du 9ème district ont toujours su ce qu’ils risquaient ; ce quartier, leurs ancêtres l’ont bâti là où personne ne voulait aller, et pour ainsi dire seuls : en 1950 encore, à peine un tiers du quartier recevait électricité et eau potable. C’est un bidonville construit sur un marais, qui s’est hissé au niveau de district à l’huile de coude, et dans le coin on n’en est pas peu fiers. C’est le quartier d’où viennent les différentes troupes qui animent les défilés de Mardi-Gras ; c’est le quartier où Fats Domino a vécu toute sa vie, et où on l’a trouvé il y a une semaine, attendant dans sa maison que l’eau daigne se retirer. La plupart des habitants y ont tout perdu. Ceux dont on entend parler maintenant, qui à travers la ville ne veulent pas quitter leurs maisons malgré le danger que représente la soupe infâme dans laquelle ils baignent, estiment avoir les meilleures raisons du monde de ne pas partir. Les gouvernements américains ont une certaine tendance à niquer les Noirs et les pauvres. Des rumeurs courent sur FEMA (Federal Emergency Management Agency), l’agence qui gère les catastrophes naturelles. Passée sous contrôle du tout nouveau ministère de la Sécurité Nationale (Homeland Security, qui s’occupe aussi notamment de l’immigration), ses hésitations et retards auraient été plus ou moins volontairement orchestrées d’en haut. Les promoteurs seraient déjà sur les rangs pour vider les habitants du coin, il y aurait déjà des plans pour refaire une Nouvelle Orléans plus vraie que l’originale, un Disneyland de Dixieland, piège à touristes plus encore qu’avant, et avec moins de faces sombres [2]. Les soldats arme au poing à peine rentrés d’Iraq et envoyés mettre de l’ordre en Louisiane semblent une confirmation des pires peurs.

Et pendant ce temps, les réglements de compte à haut niveau ont commencé. Les Démocrates et certains Républicains ont critiqué le manque de réaction du gouvernement fédéral, et une majorité de la population estime ladite réaction lamentable ; Bush joue le con comme il sait si bien le faire, se dandinant d’une intervention télévisée à l’autre avec l’air d’impuissance enfantine vaguement énervée qu’on l’aura déjà vu emprunter lors des débats présidentiels. "C’est inadmissible !" s’écrit-il, commentant les actions de ses propres départements comme s’il les regardait, avec nous, à la télé. Comme s’il n’y pouvait rien. C’est la faute des politiques locaux, la gouverneur de Louisiane Kathleen Blanco, le maire de la Nouvelle-Orléans Ray Nagin, tous deux démocrates ; ils n’auraient pas fait de demande officielle d’aide à temps, un mensonge repris en choeur par les journalistes et commentateurs de droite. La demande envoyée dans les temps ne fut prise en compte que trop tard par le gouvernment fédéral. Ils n’ont pas aidé les plus pauvres à sortir de la ville ! Irresponsables ! Si l’on peut en effet se questionner sur le manque de moyens destinés à aider les plus pauvres citoyens de la ville, c’est le systeme d’urgence tout entier qui est à mettre en cause. On a accusé Nagin de ne pas avoir mobilisé les transports en communs pour sortir les habitants de la ville, et le manque d’organisation des secours au Superdome est mis sur le compte de la gouverneur, mais FEMA n’a pas suivi les directives. L’organisation fédérale était sensée prendre en charge les secours en cas d’ourgan de force 4 ou 5, précisément parce que les autorités locales se savaient incapables de s’en occuper seules.

Ces derniers temps, avec l’instruction donnée aux forces de l’ordre de sortir, peut-être même de force, les habitants qui restent sur place, on en viendrait presque à se dire que les coupables sont encore les couillons qui habitent la ville. Quels gros cons construiraient leurs baraques dan un trou à côté du Mississippi ? Le président du Congres Dennis Hastert, le bon gros coach campagnard, aura même suggéré avec sa finesse habituelle qu’on reconstruise la ville ailleurs, c’est vrai quand même, construire dans un trou ?

Dans le grand style ricain de l’histoire immédiate, l’arme ultime de l’administration Bush, on parle du présent comme s’il avait toujours été là. On insiste sur l’évidence et le sens commun pour mieux noyer les lacunes. Quand Bush et Hastert ouvrent leur gueule, la Nouvelle-Orléans ne peut pas trop se plaindre, vu qu’elle est dans un trou ; la mère de Bush va même jusqu’à suggérer que les pauvres habitants de la Nouvelle-Orléans déplacés au Texas ne peuvent pas se plaindre, ils vivent probablement mieux sous la tente qu’ils n’avaient jamais vécu dans leur ville. Alors bon...

Seulement voilà : la Nouvelle-Orléans n’a pas toujours été sous le niveau de la mer. La ville s’est enfoncée progressivement, et ce principalement durant les 50 dernières années, et l’on sait depuis longtemps que les raisons sont les digues sensées protéger la ville, et l’hyper développement des “wetlands” autour de la Nouvelle-Orléans. Les assauts répétés des promoteurs immobiliers sur ces zones marécageuses entourant la ville, et qui autrefois minimisaient naturellement les inondations en donnant aux eaux un endroit où s’écouler, ont rendu la Nouvelle-Orléans particulièrement fragile. Tout le monde le savait. Ca se savait tellement qu’en 1995, à l’injonction de l’Army Corps of Engineer et autres barbus écolos locaux, le Southeast Louisiana Urban Flood Control Project (ici en anglais), un programme destiné à recréer les wetlands fut intronisé par Bush père, suivi par Clinton,... et abandonné par Bush fils. Sous son administration les wetlands sont rendues en pature aux promoteurs, ce malgré un rapport de FEMA en 2001 déclarant qu’un ouragan touchant la Nouvelle-Orléans était la catastrophe la plus envisageable... On savait les digues incapables de soutenir un ouragan de force 4 ou 5.

En 2003, Bush commence à réduire les fonds du Flood Project pour financer une aventure autrement plus juteuse en Iraq. Les changements demandés par l’armée ne sont pas effectués, et ceux qui se plaignent sont saqués. D’un autre côté, les plans d’évacuation de la Nouvelle-Orléans laissent à désirer. On se fait à l’idée qu’en cas de grand ouragan, on en laissera quelques-uns derrière. Quand la crise s’annonce, FEMA se met en branle à la vitesse d’une tortue. Tout le monde se dit un peu qu’une fois encore, on se mobilise pour rien. Manque de bol, cette fois c’est la bonne, et FEMA est dans les choux. Alors que l’on se rend bien vite compte que rien n’est prêt, que les critiques commencent à fuser, Bush trouve le moyen de dire que Mike Brown, le directeur de FEMA, fait un sacré bon boulot, avant de le saquer quelques jours plus tard. Hier, Brown démissionnait. Du bon boulot.

La couleur de l’argent

Les Bushistes, comme d’habitude, répondent à la critique en arguant qu’elle attaque le président personnellement plutôt que constructivement. Ils n’ont bien sur pas complètement tort. Quand Jesse Jackson et Howard Dean [3] laissent entendre que les laissés pour compte sont tous noirs, et que ce n’est pas un hasard, ils poussent le débat sur un terrain dangereux et qui laisse la porte grand ouverte pour la défense classique bushiste, l’outrage devant la critique ad hominem, un débat qu’il ne perdra pas, notamment parce que les critiques sont si grosses et globalement infondées.

C’est qu’on entend de drôles de choses. Des questions étranges, des commentaires sentencieux, voire gerbants, de la part des journalistes de droite ricains, des politiques de droite, qui utilisent les images de "pillage" de la ville pour sussurer que ces sales négros sont probablement restés de leur plein gré, hein, qui sait, qu’on pouvait rien y faire puisqu’ils ne voulaient pas partir. Je vous en épargne d’autres encore plus immondes ; pour ceux qu’un florilège des saloperies proférées depuis le passage de Katrina intéresse, je vous conseille ce bon site, crooksandliars.com. Et puis d’Amérique comme de France, on ne peut s’empêcher de remarquer que 90% des figures entreaperçues quotidiennement au Superdome et au Convention Center sont noires. Et ici et là-bas, on se rend compte qu’on les voit pas souvent, finalement, les Afro-Américains, à part en concert ou dans des ghettos. Tant de noirs au même endroit ça fait bizarre, c’est le Sud qui fout les boules, où on laisse les noirs crever la gueule ouverte. Alors de là à en conclure que ceux qui en ont pris plein la gueule sont pauvres et noirs, comme toujours, et qu’ils ne se pressent pas de les sauver, il n’y a qu’un pas. Il a été franchi de gauche comme de droite, pour avancer des idées différentes, et bien souvent erronées.

La Nouvelle-Orléans, on nous l’aura assez répété, n’est pas une ville américaine comme les autres. Les Français aiment à croire que c’est l’influence française qui lui donne son originalité, oubliant que the Big Easy est bien plus une ville coloniale comme on en trouve un peu plus au Sud, aux Caraïbes, et donc un mélange de tous les composants de l’histoire caribéenne. Toutes ces influences se retrouvent sous des formes multiples, différentes, inséparables ; les balcons du quartier français ressemblent plus à ceux de Fort-de-France qu’aux balcons de Paris ou de Madrid. La ville fut française pendant 45 ans, puis cédée à l’Espagne, qui l’occupera 37 ans, une période où la ville devient un centre d’échange important sur la route des Caraïbes. Les classes coexistent, trafiquent en esclaves, les pirates se saoûlent la gueule dans les tavernes en préparant le prochain coup, les békés et les criollos vendent de toutes les denrée populaires à l’époque, et trafiquent aussi bien sûr en esclaves. A ce sujet, les racines françaises sont affirmées : c’est le tristement célèbre code Noir qui régira la vie des esclaves jusqu’à la guerre des sécession...

Et puis en 1803, le nain corse vend toute la Louisiane pour un morceau de pain à Jefferson qui n’en demandait pas tant, et les anglo-saxons viennent s’installer dans la ville sudiste. Après eux les Irlandais et les Italiens viennent parfaire le gumbo.

Mais tout le monde est noir...” c’est avec de grands yeux que mon beau-frère Randy lâchait le commentaire, regardant autour de lui comme nous passions en Louisiane. “Ben ouais, c’est le Sud.” Eh oui. Le Sud, Old South, Dirty South, Dixie, est aux Etats-Unis ce que les DOM-TOM sont à la France : c’est de là que viennent les nègres à carte d’identité nationale. Depuis les débuts de la Grande Migration pendant la Grande Guerre, la population noire américaine est devenue majoritairement urbaine et beaucoup plus Nordiste, mais le Sud est encore la région où ils sont les plus nombreux proportionnellement. On sait d’où ils viennent mais ce qu’on sait sur l’endroit d’où ils viennent tient sur une pochette de 45trs de la Compagnie Créole ; dans les deux cas, on a en tête la chaleur, l’indolence bien connue des gens du coin, parce que voyez-vous ils font carnaval comme des salauds là-bas. Comme nos Antillais, on ne parle des Orléanais qu’à deux occasions : pour Mardi Gras et en cas de catastrophe majeure. S’étonner du nombre de Noirs présents au Superdome, c’est comme s’étonner que les victimes martiniquaises du crash récent soient majoritairement noires. Mais ca permet aussi de changer le sujet. Tant qu’on parle de race, on ne parle pas de l’incompétence crasse de l’administration. Ils l’ont bien compris, les Rush Limbaugh et autres étrons parlants de Fox News et consorts.

Si les attaques sur thème racial avancées par Jackson et Dean sont ridicules, c’est parce qu’elles jouent l’ingénuité, à la Bush, et qu’elles font le jeu de Bush. Nos deux politicards prétendent découvrir la réalité sociale du Sud, à savoir que la zone est globalement sinistrée est touchée en pleine poire par le chômage, que le taux de pauvreté y est incroyablement haut, et qu’on y trouve plus de noirs qu’à la moyenne nationale, et mettent tout ca sur le dos de l’administration actuelle, une manoeuvre débile appelée à capoter. Et les uns de s’ébahir devant tant d’injustices, les autres de parler de "ces gens-là", qui se croient encore dans la jungle, qui pillent les magasins quand les bons blancs empruntent pour survivre [4]. Bush est une ordure, mais en le traitant de raciste Dean et Jackson détourne lui donne encore plus d’armes pour détourner l’attention de ses vraies responsabilités dans l’affaire : FEMA s’est montrée incapable d’assurer une réponse correcte, et le gouvernement est directement responsable de ce fiasco, de par sa politique sur l’environnement et sa ridicule impotence globale. C’est encore le Sénateur d’Illinois, Barack Obama [5], clairement ce qui est arrivé de mieux aux démocrates depuis des lustres, qui fait la part des choses (voir ici en anglais). Bush n’est pas raciste, mais comme une majorité de politiques ricains, républicains ou démocrates, vraiment, il n’a rien à foutre des pauvres. Les raisons du désastre sont à chercher dans des années d’indifférence et de politiques urbaines ineptes. L’évacuation se basait sur l’idée que les habitants partiraient par leurs propres moyens. Ceux qui n’ont ni bagnole ni argent pour un taxi ni nulle part ou aller, ben tant pis. Un commentateur notait qu’un catastrophe similaire dans une grande ville du Nord révélerait probablement les ghettos minoritaires à un nation incrédule ; les téléspectateurs s’étonneraient probablement de voir autant de Noirs à Detroit, ou Chicago, ou New York. Les pauvres sont invisibles : comme la Nouvelle-Orléans occupe les media, on ne parle pas des victimes rurales du Mississippi de la Louisiane et de l’Alabama, probablement plus blanches mais probablement aussi pauvres.

Alors dans le déluge de déclarations imbéciles, et comme Bush reconnait finalement que oui, bon, OK, il va accepter un peu de responsabilité dans cette affaire si ca peut le faire remonter dans les sondages, Obama se dresse comme un rare exemple de sobriété politique. Ca ne durera surement pas, et ca n’avance pas des masses les milliers de réfugiés. Mais rassurez-vous, avec la bataille pour la Cour Supreme qui va commencer, on ne devrait de toute façon plus entendre parler de cette affaire très longtemps.

Notes

[1Pour des cartes de la ville par district, voir ici.

[2J’apprends que la menace semble s’etre confirmée : deux entreprises "amies" viennent de se voir donner le marché de la reconstruction de la ville sans appel d’offre. Ici en anglais.

[3Nouveau chef du parti démocrate, si vous ne saviez pas...

[4Yahoo.com a effacé les photos incriminées, mais on aura en effet vu deux photos montrant des habitants dans l’eau jusqu’au torse trainer des vivres, avec comme explication pour les Noirs : pillards, et pour les blancs : survivant. Intéressant, non ?

[5voir l’article sur son élection.