Une histoire partiale de la musique des 60’s - (Nuits des musées - 2/2)

De la musique répétitive au drone

, par Toma Burvenich

Est ce par ironie que Tony Conrad accepte de jouer à un "nuit des musées", dinosaure venant d’une ère où l’histoire ne se mourrait pas encore, mais s’écrivait ?
Is Tony CONRAD history ?
Des réponses, et plus encore...

On ne le répètera jamais assez, un drone, c’est avant tout un son continu. C’est tout.

Bon, dans les musiques traditionnelles indiennes, il prend forcement un autre sens, tout lié qu’il est à la pratique de la prière et méditation, mais chez nous, c’est juste un son tenu... (oui, je sais les choses ne sont jamais aussi simple, les catégories sont juste des pôles vers lesquelles les événements tendent. Et puis merde, on a bien dit "partiale", non ? bon !)

Enfin, c’était juste ça avant que ne débarquent sur une scène inexistante, la créant du même coup, les joyeux drilles du Dream syndicate [1] entre autres jolies dénominations (parmis lesquelles Theater of eternal music).

Depuis eux, le drone, c’est devenu autre chose, une pratique codée qui consiste, à "simplement tenir la même note pendant à peu près deux heures"(J.Cale). Tout un programme, assez strict en plus.

Charlemagne Palestine, avant que ses performances se résument à des insultes adressées au public, suivi d’un cassage de gueule en guise de réponse, a trouvé le drone par la résonance et la répétition. Parmis ses pièces pour piano, le fantastique Strumming music, deux accords (sur deux pianos Bösendorfer avec la pédale de "sustain" bloquée) alternés rapidement sur un rythme rapide et régulier, en faisant varier la pression sur les touches (autrement dit, un travail de titan, un jeu d’endurance physique) jusqu’à épuisement ou perte de peau (là aussi, c’est vrai !) ; on croit que c’est de la musique répétitive, eh bien ... pas seulement. Le drone est bien là, quasi ethérique, un fantôme d’harmoniques se dérobant à notre écoute attentive, au point que certains en nient l’existence. Pourtant il est là, il bouge, varie, et, une fois saisi le fil d’une écoute oblique, ferait presque oublier les attaques agressives des notes.

Ce que Palestine ou Steve Reich obtiennent par la répétition, c’est une conscience de l’épaisseur du son, de sa texture, de sa dimension organique. Le drone propose la même illumination, la même découverte, mais de façon plus directe, moins didactique, par la force.

C’est forcement arbitraire mais c’est comme ça, il faut un début à tout, et celui du drone en occident c’est le Dream syndicate. Finalement, ce n’est pas trop étonnant, entre LaMonte Young et son passé Fluxus. [2], tout plein de réflexions sur le déroulement, espace et temps, et de "révolutions" artistiques, sans parler de la cabane en bois [3], un John Cale qui passe son temps à se défoncer sur les toits de New York à l’ether [4], un Conrad qui refusait d’apprendre le vibrato au violon quand il était petit, et préférait s’entraîner à jouer le plus lentement et le plus juste possible, une Maryan Zazeela qui envisageait la couleur sous l’angle de la vibration [5] et de la complémentarité, pas étonnant donc que quand ces gens là se rencontrent, il se passe quelque chose, de nouveau, peut-être, d’intense, sûrement.

Les études de Conrad et les envolées mystiques de Young convergent sur un point : le rapport entre les sons est une relation rationnelle, qui préexiste à leur diffusion [6]. D’où le nom Theater of eternal music, qui suggère qu’ils articulent seulement une musique atemporelle, qui existe avant d’être jouée, dans une sphère qui n’est pas touchée par l’impératif du déroulement, de la narration. Ca, c’est plus du côté Young, quand même. Conrad y voit une autre dimension, la remise en cause du rôle du Kompositor, amorcée par John Cage (oui, je sais, y en a d’autres avant lui, mais c’est le premier à avoir un poids médiatique conséquent, en tout cas) ; on ne crée rien, tout est déjà là, on travaille le son à partir de l’intérieur.

Remise en cause du compositeur, mais aussi de la notion de musique elle même.

Eh oui, notre petite culture occidentale est soumise à un impératif : la construction narrative. Plus particulièrement en Europe, de la littérature au système politique, en passant par la musique. L’auditeur est toujours tendu vers la suite, vers la fin. Que ce soit dans les musiques "expérimentales", impro, ou que ce soit bêtement Mozart ("partiale", j’ai dit), ou nettement moins bêtement Bach, tout est construit sur le mode de la montée.

Plutôt qu’une attente morbide, fuite en avant jusqu’à une fin, où le singulier est balayé par la Structure, leur musique vise une prise de conscience de l’instant, d’un présent vécu (comme le dit Conrad "History is like music, completely in the present"), d’une relation directe et sensuelle au son, sans recours à une fonction totalisante. Tout est donné dès les première secondes.

Cloisonner Conrad en sociopoliticien révolutionnaire, et Young en mystique illuminé, c’est vraiment en faire un portrait à grand coup de crayon. Le Dream syndicate, du nom à la forme musicale, est saturé de ce mysticisme, la prise de conscience de l’instant, dont je parlais plus haut, est résolument une expérience mystique.

Mais ce cloisonnement prend tout son sens après le choc des deux titans. Là dessus, je vais être bref, parce que les détails et les positionnements respectifs des deux larrons ont déjà été exposés, en finesse par Conrad dans tous les interviews des 20 dernières années, ainsi que dans les textes qui accompagnent le coffret Early minimalism vol.1, et tout en prétention par Young dans un texte implacable, comique à souhait [7](si seulement c’était une blague...). Mais bon voici à peu près comment les choses se sont déroulées...

Après une longue période de pauvreté, Cale et Conrad ont enfin de l’argent de poche, et décident d’acheter des bandes pour copier quelques-uns des nombreux enregistrements de la formation. Young rechigne, oui d’accord mais pas tout de suite je suis occupé, et ce pendant plusieurs années. Young précise néanmoins sa position, il souhaite simplement que les autres signent un papier spécifiant que les pièces jouées étaient des compositions de LaMonte Young, qu’il est le seul à disposer des droits sur ces enregistrements, et que les autres membres ne sont que collaborateurs. Conrad refuse, et va distribuer des tracts à un concert de Young dénonçant la supercherie. Mc Lise meurt... Et Conrad comprend avec horreur que Young espère simplement enterrer tous les "co-auteurs" (car c’est bien de collaboration qu’il s’agissait au départ, quelle que soit la position prise par la suite) pour ne plus avoir de problème de droits.

La sortie sur Table of the Elements de "inside the dream syndicate : day of niagara", un enregistrement "volé" à Young par son archiviste aura remis cette histoire au goût du jour, mais les positionnements restent figés, malgré les appels à la réconciliation de l’archiviste.

Peut être cela aura-t-il permis à Conrad de ne plus ressasser cette histoire (ses enregistrements offrant une relecture d’une période à laquelle il a participé, mais qui ne vit plus qu’en tant que mémoire partagée par les protagonistes et le maigre public de l’époque) et de passer enfin à autre chose, comme semble l’indiquer son dernier disque. Peut être aussi que les archives de Cale ne seraient jamais sortie sans cela [8]. Mais au final, cette période déterminante de l’histoire de la musique occidentale ne nous sera accessible que fantasmée par les envolées romantiques façonnées par son culte du personnage de Young, ou les critiques historiques et les dénonciations de Conrad.

Enfin...pas seulement.

Il reste une dimension épargnée par les discours, à peine revendiquée dans les mots, largement plus dans les faits par Cale, c’est cette énergie, cette punkitude absolue. On s’étonnera peu de voir le premier album des Stooges produit par Cale, ou de voir le Velvet underground mourir lentement après son départ, n’en déplaise à Lulu. Cale a étrangement participé à deux parmi les plus grandes (et peut être LA plus grande) articulations du rock, les Stooges et surtout white light / white heat, qui continue d’être un problème pour le rock, un album rageur, énergique, sombre... "sex, drugs & rock and roll", mais ça ne roll plus tellement, ça sent la sueur, l’électricité, l’héroine ; ça annule une voie possible du rock en la saturant, et pourtant, ça continue d’influencer, ou de décourager.

Cette dimension, on la retrouve tout autant chez Conrad, en plus pure, moins médiatisée, et certainement plus perfectionniste, mais non moins rageuse, puissante.
L’énergie qu’on a qualifiée par la suite de "punk", mais peut-être simplement l’essence du rock, irradie cette musique, se déverse en elle, la déborde.

Le rock est mort, une sentence prononcée un peu vite et qui ne convainc pas grand monde (mais une petite heure d’MTV peut suffire à ébranler les avis les plus tranchés). Le rock est mort, mais son énergie continue de se déverser là où on ne l’attend pas (ou peu), du free jazz à l’électroclash foireux, dans les impros les plus radicales, dans le drone, plus que jamais, le rock est une attitude, une relation à la scène, au spectacle, à l’électricité.

Le rock est mort, donc, mais son spectre vivace n’a pas fini de hanter la scène, même et surtout contre le gré des occupants des lieux, là où il semble avoir déserté les endroits où il était attendu, les zones incantatoires et mercantiles où l’on se borne à répéter la mécanique de cette céremonie (casser des guitares, jouer fort, porter des moules-burnes, dire des gros mots...)sans y mettre autre chose, sinon de l’argent. Eviter les lieux où l’on est attendu...si ça c’est pas une attitude rock’n roll, même de la part d’un concept...

liens vers :

le Tony Conrad Project, une analyse de tout ce qu’a fait Conrad en son comme en vidéo.

le site de Young, Mela fondation

Notes

[1c’est à dire, dans le désordre (qui a son importance, lecteur, sois-en sûr) Tony Conrad (violon), John Cale (violon), LaMonte Young (chant) et Marian Zazeela (chant + éclairage et calligraphie)

[2On lui doit de très belles pièces intensément poétiques, un peu connes aussi, et surtout pas très humbles.

"Libérer un papillon ou plusieurs dans la salle de concert", la pièce s’achevant quand le papillon s’est enfui par une fenêtre délibérément ouverte.

Une ligne tracée sur une feuille en guise de composition.

Faire un feu et le regarder, la pièce s’achevant quand le feu est éteint.

Et pour finir avec les exemples, le noeud du litige entre lui et Conrad, "C7 (je crois),to be held for a long time". on y reviendra...

[3il écoutait, tout petit déjà, selon la légende (rapportée par lui, bien entendu), le sifflement du vent entre les bûches de sa "log cabin" natale...

[4d’où le titre du premier volume des rééditions de sa période 60’s, Sun Blindness Music

[5je ne sais plus où, mais j’ai lu quelque part que les couleurs étaient des vibrations, donc de même nature que le son, mais simplement beaucoup plus rapide.

[6Traduire : un accord ne s’invente pas, c’est un rapport entre une fréquence (La=440 Hrz) et un de ses multiples, (ça marche aussi dans l’autre sens, avec des fractions). Donc, un accord La 7eme, c’est une note à 440 hrz, plus une note à 440/7, ou 440x7, comme on veut...

[7Parmi les raisons qui poussent Young à se sentir l’unique compositeur et propriétaire des droits des enregistrements du Dream syndicate exposées dans la trentaine de pages d’un texte dispo sur son site (une des seules à être gratuite sur ce site), il y a le fait qu’ils aient répété chez lui, que sa femme a fait à manger, que les performances on été enregistrées sur ses bandes à lui, que sur les tracts son nom soit écrit en haut...etc. pour consulter la version courte du texte, cliquez ici

[8Trois CDs sur Table of the Elements. Absolument indispensables !