Paul Gilroy (2/2)

Entre les camps et au-delà des races

, par Alfred

L’ami Gilroy a fait encore mieux que l’Atlantique Noir : son Between Camps sera, espère-t-on, le prochain à être traduit. En attendant on vous dit un peu de quoi ça cause.

(...)Et donc, si c’est par la musique que Kargo a largué les amarres pour partir silloner l’Atlantique Noir, la maison d’édition devrait finir par s’atteler à la traduction de Between Camps, qui est à notre premier ce que l’Atlantique est, euh, à la mer du Nord, mettons : un tout encore plus englobant, et autrement plus enthousiasmant, si je puis me permettre (sans diminuer la classe de la mer du Nord, hein).

Dans Atlantique Noir, Gilroy nous disait en substance que la formation politique et culturelle qu’il nomme Atlantique Noir peut être définie comme "un désir de transcender à la fois les structures de l’état-nation et les contraintes de l’ethnicité et du particularisme national."Dans Between Camps, c’est le rêve qu’il évoque au nom de l’humanité tout entière, cette fois. On peut sourire. Mais Gilroy a plus d’un tour dans son sac.

Entre tout

Un monde sans notion de race est-il possible ? Comme le rappelle l’auteur dès l’introduction, ce monde existe, nous vivons dedans. La science a prouvé depuis longtemps la vacuité scientifique du concept de race, l’observation et l’analyse ayant progressé jusqu’au microbiologique. Le regard,lui, semble à bien des égards s’être arrêté avec la science du début du XIXème à la surface, à "l’échelle de l’anatomie comparée". Le discours sur les races est résolument anachronique, mais c’est cet ensemble de contre-vérités et approximations pseudo-scientifiques dont, pour des raisons multiples, nous ne semblons pouvoir nous départir. Gilroy suit le regard qui des portraits de Saartjie Baartman (la "Vénus hottentote" [1]) commandés par le scientifique Cuvier(qui présentera aussi à l’Académie Royale des Sciences sa dissection des organes génitaux de Saartjie, "preuve physique de son appétit sexuel" !) à l’extraterrestre Michael Jordan suggère dans le corps noir les limites de l’humanité noire. Le signe racial n’est cependant pas le seul fait des blancs. Les Noirs peuvent se définir eux-mêmes comme une race, et revendiquer l’hermétisme inhérent au concept. L’ère moderne est l’âge des camps, ethniques, nationaux, raciaux, des groupes hermétiques suggérant des rêves de supériorité et de pureté.

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Un Nuba... par L.R. (DR)

L’histoire prouve la vacuité de ces idées ? Qu’à celà ne tienne ; comme le rappelle Gilroy, le sinistre Ernest Renan expliquait déjà au XIXème que la construction d’une identité nationale impliquait sa dose d’oubli volontaire et d’erreur historique. En 732, Charles Martel a arrêté les Arabes à Poitiers. D’accord ; mais que nous dit-on de la longue présence arabe sur le pourtour méditerranéen, des 800 ans de l’âge d’or de l’Espagne des trois religions ? Pour ce qu’on nous en dit, après les coups de marteau, les Sarrazins ont dû rentrer chez eux sans demander qu’on leur rendre leurs chiffres. Le Maure corse, pour sûr, ça doit juste être pour faire beau. Ces belles histoires hermétiques fleurissent dans tous les pays, toutes les cultures. Car le mélange nie la pureté, et l’absence de pureté nie les revendications nationalistes. Les camps, nous dit Gilroy, fonctionnent toujours sous loi martiale, sur fond de guerre permanente, contre les autres camps, pour affirmer la supériorité des uns sur les autres. "La notion de camp implique la négation de la diaspora, notamment parce que celle-ci privilégie le travail de mémoire et de commémoration" [2] Le souvenir du mélange se gagne de haute lutte, et en permanence. Il se gagne notamment en adoptant délibérément une position "entre les camps", où l’on retrouve le legs du concept de "double conscience" de W.E.B. DuBois. Cette position active et concertée passe par un effort de souvenir.

Notre part d’ombre

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Nazi Leni fait
des papouilles
à un pauvre bébé}}

Et à notre époque, partie de cet effort consiste à négocier cette part d’ombre qu’incarne l’héritage fasciste dans la société actuelle. C’est presque devenu un poncif de nos jours de rappeler à quel point le fascisme fut novateur en termes de techniques de communications, de séduction. Tracer la ligne qui unit la swastika au swoosh de Nike pourra paraître choquant à certains, mais les deux se rejoignent dans l’usage du signe comme symbole fort d’identité, et, toute mesure gardée, d’égalité. L’imprimerie et la cartographie furent à l’origine de formes nouvelles de solidarité et influencèrent la construction des nations modernes. L’utilisation des media modernes par les fascistes pose la question de la puissance de ceux-ci comme sources d’identification, de solidarité et d’appartenance. Gilroy montre à quel point l’utilisation de l’image, de l’icone, du mot et du son prit des formes précises et délibérées dans les sociétés fascistes.

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Jesse Owens aux J.O. de Berlin

Les films de Riefenstahl, que d’aucuns tentent régulièrement de séparer de leur inscription dans le totalitarisme nazi, sont un des exemples les plus frappants du point de vue avancé par Gilroy. "Les innovations époustouflantes de Riefenstahl firent beaucoup pour consolider le vocabulaire et la grammaire du film en tant que medium faisant un usage émotionnel du discours intégral et de la musique à des fins poétiques et symphoniques. [...] la relation de la vision aux autres sens et aux différentes formes de communication, en particulier son triomphe apparent sur l’écrit, est une composante très significative de l’histoire de la raciologie." C’est ici encore par le regard que les idéologies racistes s’affirment. Le discours fasciste privilégie le raccourci à l’explication ; le signe doit parler, et par là même éviter le discours. L’un des signes forts renvoyés par les films de Leni Riefenstahl est la manière dont elle filma Jesse Owens dans Les Dieux du Stade(1936), et plus tard la tribu Nuba en Afrique (sur son site (en anglais), goûtez le commentaire à une de ses photos...), et qu’elle revendique elle-même comme preuve de son innocence, comme si le fait de filmer le corps noir pouvait la dédouaner. Dans le monde de Riefenstahl, il n’est pas gênant qu’un noir gagne quatre médailles d’or ; on n’en attend pas moins d’un demi-animal. Ce qui est gênant, c’est que le Nordique ait perdu de la puissance physique qui fait de lui un Ubermensch.

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Frantz Fanon

Comme le disait Frantz Fanon, dans Peau noire, Masques blancs, "avec le Nègre commence le cycle du biologique". La reconnaissance du noir comme athlète n’est pas incompatible avec le nazisme, bien au contraire ; le noir vainqueur aux Jeux Olympiques vient renforcer la phobie du nègre bestial et violeur, et donc l’exigence de l’amélioration physique de la "race" ; "le nègre représente le danger biologique". C’est dans ce mode de représentation que Gilroy va retrouver les formes nationalistes et fascistes dans la culture noire. "La force physique, le sport, le combat, et les valeurs qui les sous-tendent ne forment peut-être pas le noyau d’une esthétique fasciste générique. Mais la manière dont ils présentent la relation entre l’identité raciale et nationale et l’incarnation physique est au centre de ce qui distingua les mouvements fascistes du passé et ce qui reste fasciste dans leur influence sur la culture contemporaine."

Des rencontres entre Marcus Garvey et le KKK jusqu’au soutien de Farrakhan par le British National Party, on a pu voir que les extrêmes-droites savent dépasser la frontière de couleur, en une "fraternité des chercheurs de pureté", la zone grise qui sépare et connecte les maîtres et les serviteurs évoquée par Primo Levi dans Les naufragés et les rescapés. Mais il existe une histoire des fascismes et nationalismes noirs. Garvey déclarait au sujet de l’UNIA : "nous avons été les premiers fascistes". Les nationalistes noirs se dissimulent plus ou moins derrière l’ouverture de la culture noire pour mieux la refermer, et entonner le chant fasciste de l’essence noire. Les formes de discours alternatives et subversives popularisées par la culture noire en général et ses musiques en particulier sont toujours récupérables, et souvent récupérées. Le fascisme a toujours su s’inspirer de l’extrême gauche, mais Gilroy reprend une expression de Benjamin pour définir ce qui les sépare dans la pratique culturelle : il s’agit pour les fascistes d’esthétiser la politique, là où les révolutionnaires tendent à politiser l’art. Gilroy expose l’avancée sournoise des nationalismes dans la culture noire.

Le culte du corps noir, un temps utilisé dans le sens du retournement dialectique de la position raciste blanche évoquée plus haut (say it loud !), est maintenant de plus en plus revendiquée pour ce qu’elle est, une mythification du corps mâle noir. Oui nous avons de grosses bites. Bien sûr nous sommes des bêtes sauvages de la jungle. La politique du corps est omniprésente dans les clips de hip hop, dans les films. Le visuel tend à remplacer l’oral, même dans la sphère musicale, et la collection de vignettes fournie aussi bien par les R. Kelly et autres vendeurs de soupe sauce noire que par Farrakhan est celle du corps noir, mâle, hétérosexuel et capitaliste. Reconnaître la généalogie du fascisme noir est une autre forme de ce travail de mémoire auquel Gilroy nous enjoint de participer : "reconnaître que les noirs ne sont pas, après tout, un peuple perpétuellement innocent, perpétuellement hermétique aux sombres sirènes [de l’irrationalisme autoritaire] est une manière perverse d’embrasser notre statut d’êtres modernes capables de penser et d’agir par nous-mêmes".

Cette machine tue les fascistes

Et ensuite ? Personne n’a dit que ce serait facile, et qu’on avait une recette toute faite. Si le fascisme peut être universel, son opposition doit l’être aussi. Pour Gilroy, les résurgences fascistes de formes diverses auxquelles on a pu assister ces dernières années notamment en Europe et en Afrique sont une preuve que les certitudes sur les races sont en recul. En mars dernier, un article passé inaperçu semblait confirmer l’idée : "Une proposition de loi communiste visant à supprimer le mot "race" de la législation française, en dépit du consensus dans l’hémicycle sur la "pertinence" et "la philosophie" du texte. [...] "Il convient de ne pas perdre de vue qu’en l’état actuel du droit positif, le mot race reste objectivement un outil nécessaire pour l’incrimination des infractions" à caractère raciste, a fait valoir le Garde des Sceaux Dominique Perben [3]." Si l’on se cramponne si fort à l’idée de race, c’est précisément parce qu’on sent bien qu’elle révèle sa vacuité. Pour Gilroy, on ne peut dépasser la race qu’en "cassant l’influence exercée par l’histoire nationaliste et sa vision gelée du passé sur nos imaginations politiques". S’il ne fournit pas de recettes, c’est vers la musique qu’il se dirige pour proposer les formes alternatives d’identification.

Pour un peu, on croirait que Gilroy, comme des millions d’entre nous (you know who you are), est arrivé à la philosophie et à la politique par la musique et vice versa, et qu’en plus il n’en n’a pas honte. "Pour un temps, ces galettes de plastique ornées de papier de couleur -les "disques"- fournirent des vecteurs inattendus et imprévisibles pour mes envies passionnées de voyage. Ils devinrent un outil dans la fabrication d’une culture extranationale, et leur histoire donne une autre dimension aux arguments sur le rôle des technologies de communication dans le développement et la création de formes de solidarité sociale et politique, au-delà des communautés imaginaires obtenues par les agents quasi-magiques que sont l’écriture et la cartographie". Pour Gilroy comme pour Guthrie avant lui, cette machine tue les fascistes, les nationalistes, les racistes. Elle en a le potentiel.

Plus que cela, Gilroy voit dans les formes de musique populaires héritées des cultures noires américaines et dans leurs nombreux enfants illégitimes des idées dont s’inspirer. Dans un article sur les cultures jeunes, il affirme que celles-ci sont le lieu où l’on expérimente véritablement la vie en diversité. C’est peut-être en cela que Gilroy s’impose comme une penseur incontournable ; ce qu’il articule en ces pages, c’est précisément ce que nous tous, "enfants du rock", soupçonnons sans vraiment oser l’affirmer. Il est possible d’arriver à la politique par la musique, parce que si celle-ci utilise les mêmes vecteurs de diffusion et de communication que l’appareil commercial international, si elle est exploitée par ce dernier qui tend à simplifier ses tenants et aboutissants en une mascarade de la diversité comme produit de consommation, la musique ne saurait toutefois être réductible à son utilisation commerciale. "Cet art [la musique pop] est distribué en des formes, provisoires et inachevées, qui anticipent les nouveaux apports et constituent une économie communicative où la norme régulatrice est le recyclage créatif, plutôt que la consommation immorale". Et si les musiques noires et leurs extensions en cultures jeunes développent un attrait pour l’espace, c’est aussi pour la vision si banale en science-fiction de l’union humaine, planétaire.

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Afrika Bambaataa

"I wanna get you higher", disait Sly Stone. Plus haut, dans la défonce peut-être, mais plus encore dans les étoiles plutôt que sur Terre, vus d’en haut nous ne sommes finalement qu’un seul peuple, et c’est naïf et stupide peut-être, mais l’internationale est forcément le genre humain vu de là-haut. C’est le thème spatial qu’on retrouve si souvent dans les musiques noires, ce qu’on a pu nommer Afrofuturisme. Le Planet Rock d’Afrika Bambaataa, musique de notre sphère pour une espèce globale, voilà ni plus ni moins l’espoir que laissent deviner les cultures jeunes. "Je suis tenté de dire que les cultures jeunes ont contribué à l’accumulation flexible de sens qui se pose en contrepoint à l’accumulation de capital dont on entend tellement parler", avançait Gilroy dans un article de 1993. Les cultures jeunes, par la musique, permettent à tout un chacun de se trouver sa propre histoire entre les camps, et par la multiplication des appartenances culturelles ouvertes de suggérer un chemin en-dehors de ceux-ci. "Il ne s’agit donc pas, comme le propose le multiculturalisme orthodoxe, d’enseigner aux jeunes les plaisirs qu’ils ont à tirer à vivre dans la diversité, mais plutôt d’apprendre des jeunes que ce mouvement pourrait déjà avoir commencé de manière spontanée".

Alors évidemment, dit comme ça, ça a l’air un peu gentiment béat. Dans les faits, ceci dit, à défaut de proposer un plan d’action, Gilroy nous rappelle que c’est aussi là que ça se joue, avec nous, jusque dans nos salons, nos lecteurs CDs, nos fringues, hors des niches, des chapelles et des magasins, entre les tribus, entre les nations, entre les camps.

Notes

[1Femme au destin effroyable, amenée en Europe pour y être exhibée comme monstre de foire. Son corps a récemment été restitué à l’Afrique du Sud, voir l’article de Jenndoubout ici.

[2les traductions qui suivent sont toutes de moi, hé hé...

[3Le Républicain Lorrain, 14/03/03