Dommage Collatéral : les Etats-Unis , l’Europe et l’euro

, par Soopa Seb

Au gré de mes pérégrinations toilesques en quête d’une information non-chloroformée, je ne cesse de tomber sur des informations concordantes : l’euro aurait finalement une utilité autre que d’arrondir le prix du panier de la ménagère à la hausse. Ce serait une arme de destruction massive plus dangereuse que les ogives nucléaires iraniennes ! Aux quatre coins de la planète, des dirigeants s’en sont aperçu et rêvent de l’utiliser pour les projets les plus divergents : certains enthousiasmants et renouant avec l’esprit non-aligné de la Tricontinentale, d’autres renvoyant au partage impérialiste du monde au 19ème siècle.

À l’Est, du nouveau

Le toujours pertinent Noam Chomsky a analysé l’émergence de 2 pôles d’intégration sous-continentaux, l’un en Asie, l’autre en Amérique Latine. De multiples exemples démontrent la volonté de pays de s’affranchir de la tutelle nord-américaine et de créer une dynamique d’échanges entre ces deux pôles.

- du point de vue énergétique, on peut par exemple noter les accords pétroliers passés entre la Chine et le Venezuela, qui permettent à la République Bolivarienne de diversifier ses débouchés et d’amoindrir sa dépendance face aux achats états-uniens.

- du point de vue militaire, il est assez aisé de constater, d’une part, une nette progression des achats d’armes par les pays menacés par les États-Unis [1], comme en témoignent les récentes ventes (ou prévisions de ventes) de matériel militaire de la Russie vers l’Iran et le Venezuela. D’autre part, en 2005, la Chine et la Russie ont mené à bien un exercice militaire conjoint à grande échelle intitulé Peace Mission 2005 .

Un autre évènement peu relayé est l’adhésion de l’Iran [2] à une organisation régionale, la Shangaï Cooperation Organization, qui regroupe des pays tels que la Russie, la Chine, l’Inde et le Pakistan. [3] Pas moins. La SCO comportant également un volet sécurité, la réalité d’une attaque US sur l’Iran dans ces conditions me paraît douteuse, ou particulièrement risquée pour le gouvernement états-unien, mais continue à être amplement commentée dans nos médias.

Pour une poignée d’euros

Une information particulièrement intéressante est la place que l’euro acquiert sur les marchés internationaux, au détriment du dollar, information qui passe quasi inaperçue dans les grands médias, journaux télévisés en tête. Même si cela peut paraître insignifiant, un pays comme la Syrie vient de passer à l’euro pour ses transactions financières publiques. Un aspect important du rôle de l’euro réside en sa valeur potentielle de devise de réserve, rôle qui devient peu à peu une réalité économique, puisque les banques centrales de plusieurs pays commencent à convertir en euros une partie de leurs dollars, qui servaient jusqu’à présent de valeur de réserve de référence. Même la Chine, qui pourtant soutient à bout de bras l’économie états-unienne, commence à trouver le fardeau pesant, comme le montre Yu Yongding, directeur de la Banque Centrale de Chine en déclarant que la Chine avait « diminué la part relative de ses réserves de change détenues en bons du Trésor américains, mais pas leur montant absolu, pour se prémunir contre la faiblesse du dollar » [4]

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Une arme de destruction massive ?

L’annonce faite par le président vénézuélien Hugo Chavez de la possibilité de l’usage de l’euro comme devise pour la vente des produits pétroliers du Venezuela, relance le débat sur la viabilité du système états-unien basé sur un financement de ses déficits par les réserves de dollars placées à l’étranger (en bons du Trésor notamment), nécessaires pour les achats de pétrole en dollars, et se situe dans le cadre plus large de l’abandon progressif du dollar en faveur de l’euro [5].

Sans oublier que cette déclaration fait suite à celle de l’Iran au sujet de la création d’une bourse pétrolière iranienne multi-devises qui romprait de fait l’hégémonie du dollar dans les transactions pétrolières mondiales [6].

Effet boomerang

Une ironie de l’histoire est que l’idée même d’intégration européenne qui débouchera sur la création de l’euro, a débuté après-guerre, impulsée par... les États-Unis. La peur que les puissants partis communistes européens ne prennent le pouvoir et n’entament un rapprochement avec l’URSS incita les dirigeants états-uniens et européens à trouver une parade dans le European Recovery Program, plus communément appelé Plan Marshall, du nom du Général, alors secrétaire d’État, qui en fit publiquement l’annonce en 1947. Il s’agissait également de garantir la vitalité de l’économie états-unienne en assurant l’existence d’un marché captif pour ses exportations.

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le Général Marshall

L’euro et son utilisation détournée par les pays du Sud constitue une nouvelle ironie. En effet, la sujétion idéologique des dirigeants européens aux diktats néo-libéraux qui sortent des think tanks néos-cons [7] laisse comprendre qu’ils n’envisagent pas d’utiliser l’euro de manière offensive contre les Etats-Unis. Cela irait de toute façon à l’encontre de leurs propres intérêts, même si l’on peut imaginer que ces initiatives soient vues d’un bon oeil par certains, leur permettant d’en engranger les retombées tout en évitant une confrontation directe avec le grand frère d’outre-Atlantique.

En outre, il n’est pas question de se réjouir du simple remplacement d’un impérialisme économique par un autre, les déficits de la zone Euro pouvant alors être à leur tour financés à l’étranger à des fins tout aussi néfastes, pour des interventions militaires dans des régions à fort intérêt stratégique (ressources en hydrocarbures ou en eau). La Russie de Vladimir Poutine l’a bien compris en créant elle aussi une place financière de produits pétroliers libellée en roubles, qui lui permettrait de faire financer sa sale guerre en Tchétchénie. Et au nombre des effets nocifs d’un euro devise de référence, on peut sincèrement se questionner à propos de la capacité de nuisance démultipliée d’un état comme la France qui continue à envoyer son armée dans des conflits à l’étranger, que ce soit sur le continent africain, comme au Tchad pour soutenir le régime dictatorial finissant d’un Idriss Déby, ou, plus cyniquement, en collaboration avec l’Oncle Sam pour renverser un président démocratiquement élu en Haïti.

Cependant, l’émergence à court terme d’une possibilité de contrecarrer les plans états-uniens à un niveau global en dévoyant un outil financier non-prévu à cet effet demeure une perspective intéressante. Ce moyen de pression serait extrêmement simple : en lui faisant payer lui-même le coût de ses expéditions militaires en Afghanistan et en Irak, le gouvernement des États-Unis serait dans l’obligation de justifier chaque jour un peu plus à sa population les coupes sombres dans les budgets sociaux, de la santé, de l’éducation [8]. Sans prendre trop de risques, il est assez raisonnable de penser que les prochaines élections verraient la défaite du camp de G.W.Bush et que les Démocrates prétendants au trône devraient revoir leur position pour le moins ambigüe sur l’envoi et/ou le maintien de troupes en Irak et en Afghanistan.

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D’ailleurs, même en étant financé par les pétro-dollars étrangers, le coût des opérations militaires est tel que le gouvernement états-unien exerce de fortes pressions sur ses vassaux de l’OTAN afin qu’ils prennent le relais, notamment en Afghanistan.
Un autre signe manifeste de la volonté de diminuer les coûts de la guerre à la fois en termes financiers et en pertes humaines (au moins en apparence), est le recours intensif aux compagnies militaires privées, les mercenaires des temps modernes, permettant ainsi, selon le sacro-saint principe néo-libéral, d’externaliser les pertes et de truquer une comptabilité macabre. [9]

South by SouthEast

Si l’on peut que se réjouir de la perte d’influence annoncée du dollar sur les marchés internationaux, l’une des questions qui subsiste reste : dans quel but ? D’un côté, la démarche du Venezuela, de la Bolivie et de Cuba, qui vise à mettre en place une alternative au libéralisme triomphant en signant un Traité Commercial des Peuples , bat en brèche le discours dominant qui voudrait que l’on n’ait pas d’autres choix que de privatiser à tour de bras ce qui peut encore l’être (les écoles, les hôpitaux, les transports) en s’abritant derrière des accords tels que l’AGCS [10], accords ratifiés par ceux là même qui feignent de s’en plaindre pour mettre en avant leur impuissance. Ces pays et leurs dirigeants n’hésitent pas à braver l’ordre établi (social, économique, idéologique), dans une attitude proche des participants à la 1ère Conférence Tricontinentale qui eut lieu il y a 40 ans, en 1966 à La Havane (déjà), et montrent que toutes les décisions prises au nom de la soumission à des forces impalpables toutes-puissantes (le Marché, l’OMC, l’Europe, que sais-je encore...), le sont en raison d’intérêts économiques bien compris, et proviennent de décisions réfléchies, humaines, dont les responsables sont facilement identifiables, mais surtout, et c’est le plus important, réversibles.

De l’autre côté, des régimes autoritaires, comme l’Iran, la Chine ou la Russie, qui ne cachent pas leurs ambitions impérialistes, régionales pour l’Iran et la Russie, mondiale pour la Chine, qui investit tous azimuts dans les pays producteurs de pétrole, en Afrique ou, comme nous l’avons vu avec le Venezuela, en Amérique Latine, et qui cherchent par tous les moyens à tailler des croupières à la domination états-unienne en évitant un conflit armé. Des régimes autoritaires qui s’accommodent fort bien d’un capitalisme mondialisé, pour peu qu’il leur profite, démontrant par là même que le postulat selon lequel marché = démocratie n’existe que dans les cerveaux embrumés des experts médiatiques.

Toute la difficulté du projet de l’Alternative Bolivarienne pour les Amériques (ALBA) réside dans sa capacité, pour parvenir à ses fins, à gérer des alliances de circonstance avec des états intrinsèquement opposés à son fonctionnement , et à jongler avec la monnaie d’une puissance économique, l’Europe, qui lui est au moins aussi hostile que les États-Unis, si ce n’est dans la forme, tout au moins dans le fond. Il n’est qu’à comparer l’extrait suivant de la déclaration de création de l’ALBA :

« L’ALBA ne se réalisera pas sur la base de critères mercantiles, ni en fonction des intérêts égoïstes des entreprises ou encore d’un bénéfice national réalisé au détriment des autres peuples »

avec l’article 3 de la (pour le moment défunte) Constitution Européenne :

« L’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures et un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée. » (sans commentaires...)

Un réel dommage collatéral pour les États-Unis serait que l’euro serve finalement à l’affermissement du bloc Venezuela-Cuba-Bolivie - peut-être rejoint bientôt par le Pérou en cas de victoire à la présidentielle de Ollanta Humala -, et pourquoi pas, à la création d’une monnaie sud-américaine, gérée par une Banque Centrale du Sud créée sur le modèle des organismes régionaux multi-étatiques comme les sociétés pétrolières PetroSur et PetroCaribe, ou encore la télévision régionale Telesur [11] . Une monnaie qui, en accord avec les idéaux défendus par l’ALBA, retrouverait son statut de simple moyen d’échange, rôle qu’elle a perdu dans une course effrénée à la spéculation financière [12], comme l’a magistralement illustré le réalisateur haïtien Raoul Peck avec son documentaire Le Profit et rien d’autre [13].

D’ici là combien de coups d’états et d’assassinats ?

Notes

[1ce qui démontre au passage la vacuité des propos américains essayant de prouver qu’ils souhaitent faire progresser la paix dans le monde, les réactions des pays qu’ils menacent étant plus que prévisibles

[2dont le gouvernement est au moins aussi légitime que le nôtre, ou que celui des Etats-Unis, suite à des élections encensées par la presse internationale jusqu’à ce que le résultat ne soit pas celui escompté, comme en Palestine, avec la victoire du Hamas.Une certaine idée de la démocratie...

[3Lire ici en anglais.

[4cité dans l’article d’Ibrahim Warde disponible sur le site du Monde Diplomatique.

[5Lire L’Irak, l’Iran et la fin des pétro-dollars par Bulent Gokay sur le site de la Pravda en anglais ou sa traduction.

[6Lire l’article très détaillé de Emmanuel Gentilhomme sur le Blog Finance.

[7Lire Serge Halimi, Le Grand Bond en Arrière, Fayard.

[8comme cela est déjà en train de se produire en Israël avec une occupation des territoires palestiniens de plus en plus coûteuse socialement.

[9Pour approfondir le sujet, lire Xavier Renou, La Privatisation de la Violence, Agone.

[10Accord général sur la commercialisation des services, ratifié dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), et qui prévoit la mise en concurrence, et, à terme, la privatisation de tous les services des pays signataires.Lire Agnès Bertrand & Laurence Kalafatides , « OMC,le pouvoir invisible », Fayard.

[11Lire cet article sur le site du RISAL.

[12est-il besoin de rappeler que l’immense majorité des flux financiers enregistrés chaque jour est totalement déconnectée de la production effective d’une quelconque richesse ?

[13disponible dans toutes les bonnes médiathèques publiques...