Entretien avec Vron Ware et Paul Gilroy (2/2)

Lost in translation : mélancolie de l’intellectuel engagé

, par Melanine Choir

Réunis à l’invitation de Livio Sansonne [1], un panel de chercheurs européens et sud américains se sont retrouvés en juin 2007 pour discuter des idées avancées, il y a plus de dix ans, par Paul Gilroy dans L’Atlantique Noir et de leur réception dans le monde académique français [2]. Nous en avons profité, pour faire une interview croisée avec le chercheur anglais et Vron Ware, l’auteure de Out of Whiteness et du récent Who Cares About Britishness ? : A Global View of the National Identity Debate.

Dans la seconde partie de cet entretien, nous discutons de l’engagement à gauche, du féminisme, de la circulation des idées et des vestiges de l’internationalisme.

Entretien réalisé par Laurence Rassel, Soopa Seb, Peggy P. - Traduction et édition : Alfred J. Prufrock aka G.P. - Merci à Livio Sansone, Vron Ware et Paul Gilroy pour leur patience et leur gentillesse.

Melanine+Constant : Pourquoi est-ce que vos livres ont des titres différents en Angleterre et aux USA ? [3]

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Gilroy

Paul Gilroy : Vous savez, des membres de la famille de Frantz Fanon expliquaient à un de mes amis que Peau Noire, masques blancs n’était pas le titre qu’il avait choisi pour son livre. Il voulait l’intituler Essai sur la désaliénation des noirs. J’y pense souvent... Maintenant les ordinateurs peuvent servir à chercher des titres de livres. Je me suis battu contre ma maison de publication parce que leur département de marketing disait qu’il fallait que je prenne un certain titre pour rendre mon livre accessible à une recherche internet...

L’Atlantique Noir n’était pas le titre que j’avais choisi pour ce livre. Je voulais l’appeler Terres Promises, et on m’a dit non. Mon titre pour Against Race était Between Camps. Quand je me suis rendu compte des problèmes que le nouveau titre générait [4], je me suis senti bien content du titre que j’avais choisi...

En Europe ce n’est pas pareil, mais en Amérique du Nord, les gens ne font pas de différence entre race et racisme. Les Américains détestent parler de racisme, mais ils adorent parler de race. Mais parler de racisme, c’est différent. Alors être “contre la race,” c’était un véritable problème pour eux. Mon titre était Between Camps parce que c’est notre adresse, temporellement et spatialement : on habite entre les camps, c’est là qu’on évolue. Aussi parce que je m’intéressais au type de solidarité qu’on lie à l’idée qu’on se fait de la politique du 19ème siècle.

Un exemple : quand Marx et Engels ont écrit le Manifeste du Parti Communiste, ils disaient que les ouvriers n’avaient pas de pays. Bien sûr, quand les ouvriers européens sont ensuite aller se massacrer les uns les autres pendant la première guerre mondiale, sous les drapeaux de la bourgeoisie nationale, ils ont découvert qu’ils y étaient attachés, après tout, à ces drapeaux. Virginia Woolf disait aussi des femmes qu’elles n’ont pas de pays. C’est intéressant pour moi de voir que le mouvement féministe et le mouvement ouvrier imaginaient leurs solidarités comme une extension de cette interaction. Je voulais penser à d’autres modèles de solidarité. Mon titre pour l’autre livre était Post-Colonial Melancholia, pas After Empire. Une fois encore, c’est la maison d’édition qui a eu le dernier mot.

Melanine+Constant : Le livre d’Appadurai Modernity at Large a été traduit en français sous le titre Après le Colonialisme ! Bien sûr le terme de modernisme a des significations différentes en français et en anglais., mais quand même...
Les problèmes de traduction et la manière dont on importe les idées sont nombreux et importants : ce que les Américains appellent le French feminism (la Sainte Trinité Kristeva, Cixous et Irigaray) est très critiqué par les féministes françaises, et Delphy est rarement présentée à leurs côtés...

Paul Gilroy : Quand j’étais étudiant en doctorat, nous lisions Delphy parce qu’on s’intéressait à l’idée d’une classe sexuelle. Je pensais qu’un certain nombre de nouveaux problèmes se présentaient à l’interface politique de la gauche et de la pratique intellectuelle féministe autour de cette idée de classe sexuelle. On en parlait beaucoup et on reliait ça à nos propres réflexions. On s’intéressait à ce que certaines féministes de l’époque écrivaient au sujet des différences raciales entre femmes, sur l’idée d’un système du genre sexuel. Gayle Rubin par exemple demandait s’il existe un système racial de couleur, etc... Comment peut-on parler de ces formes d’inégalité, de ces dynamiques de pouvoir, en les liant à des questions de classe, comment peut-on mettre en théorie ces relations ? Delphy était très importante à ce niveau ; nous pensions certainement qu’elle était une féministe française, mais c’était avant que le département de marketing n’obtienne le contrôle des affaires...(rire).

Melanine+Constant : Que savez-vous de l’import de vos idées en France ?

Paul Gilroy : Je ne pensais pas qu’elles étaient arrivées en France ! Alexandre Laumonier (du défunt Kargo) m’a approché. La musique l’intéressait, et il a été assez courageux de fonder une maison d’édition et d’essayer de faire bouger les choses avec ses traductions. Je trouve certains des livres qu’il a traduit très bons. Nous avons des divergences d’opinion sur certains autres. Je n’étais pas sûr de comprendre où il voulait en venir, mais il a une certaine appréciation de ce que je voulais faire dans mon livre. Je n’ai jamais pensé que mon livre serait traduit en français, je n’avais jamais eu de conversation avec qui que ce soit en France concernant les questions que j’y aborde. La France ne fait pas vraiment partie de mon monde intellectuel. Elle fait partie de mon monde historique et de mes inspirations théoriques, mais l’idée d’y avoir des relations politiques était inimaginable. Quand Stuart Hall est parti à la retraite de l’université, nous avons fait un livre et reçu plus de 40 contributions du monde entier, mais impossible de trouver une personne en France !

Melanine+Constant : Stuart Hall commence à être traduit en France, mais ses livres sont utilisés comme outils pour attaquer l’approche bourdieusienne.

Paul Gilroy : Je vois... Mais c’est absurde !

Melanine+Constant : Il y a deux livres de Hall traduits en français, un recueil d’articles et une interview [5]. Le livre a une préface et une postface. Dans la postface, l’éditeur analyse ce que les auteurs de la préface essaient de faire. Cest très étrange : il a mis sur la table le contexte et les implications de l’importation des cultural studies en France.

Paul Gilroy : Je n’en savais rien, à vrai dire je ne savais même pas que les livres de Stuart étaient traduits en français...

Melanine+Constant : Une simple question concernant votre position d’intellectuel et la manière dont cela influence votre vie politique : Comment vivez-vous votre vie d’intellectuel, comment mettez-vous vos opinions en pratique ? Pensez-vous qu’il est important de garder une dimension expérimentale dans vos travaux et de rester loin de la politique de parti ?

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Ware

Vron Ware : Nous discutons souvent de la manière dont on se positionne politiquement et intellectuellement. George Orwell, dans son essai Dans le ventre de la baleine [6], où il parle de l’oeuvre de Henry Miller, aborde aussi cette question. C’est un argument plutôt littéraire, mais il s’agit soit de parler aux gens qui ont déjà une conversation, les universitaires, les spécialistes, en utilisant leurs termes, ou d’aller voir ailleurs et d’essayer de voir si les gens s’intéressent à ce qui vous intéresse... Avoir vécu 6 ans aux USA a changé beaucoup de choses pour moi, au sens où les universitaires là-bas ont un concept de l’activisme qui me semble assez fétichiste : l’Activiste avec un grand A. Le Royaume-Uni est un pays bien plus petit, avec une communauté intellectuelle plus petite, et on a plus de possibilité d’écrire dans la presse, de parler à la radio et dans les espaces publics, et d’intervenir dans les débats si on a envie. Tu peux être partout ; mais quand tu commences, tu risque d’être rapidement réduit à une citation. Si tu plais, tu reviens, et ils te posent la même question, tant et si bien que ton message est vite dilué. Tu te fais vite incorporer...

Paul Gilroy : Je ne peux parler que pour moi, mais je ne veux pas me retrouver dans cette position, parce que pour moi le monde où se déroule ce type de conversation est complètement mort. Je sais qu’il y a des considérations stratégiques à prendre en compte ; parfois, après une catastrophe, il est nécessaire de lever la main et prendre la parole. Mais la conversation qui existe entre l’élite des formateurs d’opinion, les gens qui lisent et qui écrivent dans The Guardian, c’est une converstaion qui ne m’intéresse pas du tout. De la même manière, discuter avec les gens du gouvernement ne m’intéresse pas vraiment. Certains d’entre eux étaient mes camarades quand ils étaient anarchistes et féministes, etc. Je les connaissais à l’époque, et maintenant je n’ai plus rien à leur dire. J’ai l’impression qu’en Angleterre-et c’est peut-être vrai ici aussi-il y a une bulle, et dans cette bulle tout est mort. Mais en-dehors de la bulle, il y a plein de choses intéressantes à trouver.

Un de mes amis musiciens me disait que pour faire la musique dont il avait vraiment envie, il avait dû abandonner tout ce qu’il aimait, parce qu’il ne voulait pas jouer avec le vocabulaire d’un autre. Quand c’est le cas, tu te retrouves coincé dans un cercle vicieux d’affirmation : tu joues du jazz magnifiquement, mais tous les gens qui apprécient ta musique l’aiment parce qu’ils appréciaient déjà le jazz avant de t’entendre. Tout ce que tu fais valide ce qu’ils savaient déjà. Je n’oserais pas me comparer à lui, mais je trouve cette idée intéressante. Plutôt que de répéter un vocabulaire existant, tu fais du boucan, et avec un peu de chance tu pourras apporter quelque chose de nouveau. Si c’est fait honnêtement et que des gens s’y reconnaissent, alors c’est amplement suffisant.

Melanine+Constant : Mais il faut bien être engagé, éduquer ou faire partie d’un mouvement social. C’est une chose d’écrire dans le Guardian pour se faire des amis au Parlement, et une autre d’être dans la rue...

Paul Gilroy : Exactement. Mais c’est en-dehors de la bulle, c’est ce que je voulais dire. Je ne veux pas être dans la bulle du tout ! De temps en temps je fais quelque chose qui m’amène à l’intérieur, mais chaque fois que j’y jette un oeil ça me rend misérable. Ce qui m’intéresse c’est la vie en-dehors de la bulle : certaines institutions sont mi-dedans, mi-dehors... On parlait de politique ; par exemple, les musées d’art et leurs conversations sur la pratique des arts créatifs, la culture, ce type de dynamique d’après moi, sont plutôt en-dehors. Il y a des institutions qui se demandent comment entrer en contact avec cette énergie, d’une manière responsable et éthique.

Mais c’est une pratique solitaire. Ça vous fera peut-être rire, mais un de mes anciens camarades de lutte noir est maintenant consultant en gestion. Ils participent tous à la privatisation du gouvernement maintenant. Ils gèrent les services de Santé et l’Education. Toute cette génération d’activisme noir, les antiracistes, les gens plus ou moins de mon âge nés en Angleterre-pas ceux qui sont nés ailleurs et sont ensuite venus ici-tous ont acceptés le genre de boulot qui participent au démantèlement de l’état. Ils gèrent les problèmes dont l’État ne veut pas s’occuper. Et beaucoup d’entre eux étaient des activistes... je ne vais pas donner de noms. Vous comprenez le problème : c’est aussi une question de génération.

Melanine+Constant : Comment peut-on renforcer les liens internationaux quand l’internationalisme est attaqué de toutes parts ?

Paul Gilroy : La première chose à dire, c’est qu’on doit apprendre à travailler et à penser au-delà des frontières, au-delà des nations, et on doit trouver des moyens de continuer cette conversation dans le travail que l’on fait. L’internationalisme n’est pas le but : l’internationalisme, où les gens, femmes ou ouvriers, déclarent pouvoir aller au-delà de leurs attaches nationales, s’est avéré une idée absurde, malheureusement. Ce n’est pas automatique. Il faut pouvoir constituer une forme de solidarité qui puisse supporter ce genre de tension. Pour moi, l’Atlantique Noir fonctionne dans une géométrie Est-Ouest ; je ne sais pas si cela peut se traduire par une géométrie Nord-Sud. On pourrait peut-être penser à une autre idée, une autre manière de considérer les fortifications, les fugitifs et les guerres qui influencent ces relations-là. Il faut trouver de nouvelles manières de penser à travers les frontières, mais pas du point de vue d’un plus grand patriotisme qui serait culturel ou idéologique.

Peut-être que W.E.B. DuBois est un bon exemple de ce que cela pourrait être. DuBois allait toujours en Allemagne, n’est-ce pas ? C’est peut-être typiquement allemand, mais en revenant d’Allemagne il voulait faire deux choses ; écrire l’histoire du monde-il voulait que la lutte des esclaves soit reconnue comme faisant partie de l’histoire du monde-et il voulait être un citoyen du monde dans sa définition cosmopolitique. D’une certaine manière c’est ce à quoi aspirait Kant : mais Kant a seulement dit qu’il avait une intention cosmopolite, il n’a jamais dit qu’il était un cosmopolite. Ce qu’il voulait dire est différent de ce que nous voulons dire. Où est le monde dans cette Histoire ? L’un des livres écrits par DuBois s’appelle The World and Africa ; sur la couverture, le monde est représenté sur le drapeau brésilien. Voir le monde de l’extérieur nous aide à voir les choses à différente échelle, et cela m’intéresse.

Vron Ware : Je crois que le monde est de plus en plus stratifié pour ce qui est des élites et des pauvres, à échelle globale. D’une part, il est relativement facile de trouver des connexions politiques entre gens de l’ancien monde des classes. Grâce à la technologie, aux moyens de communication et de transport, on peut discuter et avoir des dialogues interculturels autant qu’on veut, mais en réalité le gouffre entre ceux qui possèdent et ceux qui n’ont rien s’agrandit, et c’est absolument terrifiant. Au Bangladesh, il existe une classe moyenne relativement nombreuse, mais ils ne parlent pas aux pauvres des villes. Ils envoient leurs enfants étudier en Europe ou en Amérique du Nord ou comme volontaires dans d’autres pays, mais ils ne les envoient pas dans les zones rurales du Bangladesh pour faire du volontariat. Et on voit ça un peu partout. D’une certaine manière, il est facile de faire ces liens, d’être un citoyen global...

Paul Gilroy : Mais je parle de travail conceptuel, ça n’a rien de facile.

Vron Ware : Mais même ça devient de plus en plus facile...

Paul Gilroy : Ça n’a rien de facile !

Vron Ware : Mais même les enfants font ça à l’école de nos jours ! Entrer en contact à l’échelle planétaire..

Paul Gilroy : Mais ça n’a rien de conceptuel ! Je suis désolé... Je crois que c’était Zygmunt qui blaguait au sujet d’une conversation qu’il avait eue avec Johann Galtung . Ils discutaient des institutions qui vont naître de ce moment de globalisation, on ne sait pas ce qu’elles vont être, et quelqu’un dans la salle a dit qu’on devrait avoir un parlement mondial. Un autre a répondu : “si on a un parlement mondial avec sièges en fonction de la population, il y aura tant de sièges pour les Chinois, tant pour l’Inde, et il y aura une personne pour toute l’Europe du Nord !” La démocratie représentative telle qu’on l’imagine ne marchera pas dans ces nouvelles institutions. Alors il faut pouvoir réfléchir à ces différences. Il y a un gouffre dans notre capacité à imaginer des institutions qui puissent défendre l’idée de responsabilite mutuelle et lui donner une forme acceptable, un gouffre peut-être similaire à celui qui sépare la démocratie athénienne et la démocratie représentative.

Je crois qu’il faut abandonner l’idée du progrès comme finalité édicté par les Lumières. Il faut parler au gens et leur dire que le futur ressemble plus à ce qui se passe au Bangladesh qu’à ce qu’ils voient à travers leur fenêtres. Ce sera plutot riz brun et bicyclettes... Il faut commencer à imaginer la fin de certains privilèges, et se dire que le futur implique moins plutôt qu’encore plus de choses.. Aucun homme politique ne va engager cette conversation. Il est difficile d’abandonner cette vision des choses et d’imaginer de nouveaux concepts aptes à amener un futur viable, possible, où on aurait moins de choses. Evidemment l’idée du consommateur satisfait n’est plus possible, mais il faut pouvoir trouver un équilibre. On n’a même pas de langage pour exprimer ce qui arrive, sinon peut-être la poésie.

Melanine+Constant : L’idée d’une démocratie globale arrive en économie... En Belgique et en France, les rachats d’usines sidérurgiques par Mittal ont imposé une nouvelle donne plutôt étrange : on pense plutôt à l’Inde comme la destination où se délocalisent les entreprises occidentales...

Paul Gilroy : Oui j’ai entendu parler du rachat.

Melanine+Constant : Mon frère travaillait dans une des premières usines fermées en 1976 (en Belgique), mais maintenant il est possible qu’ils rouvrent les hauts fourneaux. Intéressant de voir qu’après toutes ces années ça repart dans l’autre sens. Mais les gens ne sont pas prêts, et c’est là que le racisme entre en jeu. A la Commission Européenne ils parlaient de limiter le droit de grève aux ressortissants européens. En Belgique nous avons beaucoup de syndicats, alors ils se sont mis en grève par solidarité... C’est un peu notre sport favori, la grève...

Paul Gilroy : Oui dans le temps, on aimait ça aussi...

Melanine+Constant : Attention parce qu’en France aussi ils aiment ça ! Mais donc, on dirait que le choix est soit d’aller en Chine, soit de travailler pour moins d’argent... Mais comment articuler ce discours pour les gens qui sont directement concernés ?

Vron Ware : Je viens de voir un sujet similaire aux informations. Une Anglaise du Lancashire qui travaillait dans une usine de confection parlait de son ancien travail qui avait été délocalisé au Sri Lanka. L’équipe de tournage l’a donc emmenée au Sri Lanka pour rencontrer les femmes qui ont son ancien emploi. Elle les a rencontrées et s’est rendu compte qu’elles travaillaient dans des conditions décentes, que son travail n’avait pas été délocalisé dans un endroit où les gens sont surexploités. Ca l’a un peu rassurée. Mais alors la femme Sri-Lankaise s’est mis a pleurer, parce que son emploi était menacé, et que ses patrons avaient déjà trouvé quelqu’un pour la remplacer elle et toute l’usine, d’ailleurs. Une connexion est apparue instantanément entre l’histoire du capitalisme et leurs positions dans cette histoire, et elles sont devenues comme des soeurs. C’était plutôt émouvant.

Paul Gilroy : Et très romantique...

Vron Ware : Oui ! (rires)

Paul Gilroy : Quand nous habitions aux Etats-Unis, il y avait une grande zone de désindustrialisation, et les syndicats là-bas avaient toute une stratégie pour montrer aux gens où vont leurs emplois. Je ne sais pas ce que ça leur apporte, mais je pense qu’il s’agissait de monter le lien entre la perte de leurs moyens de subsistance et la walmartification de leurs communautés, avec tous ces produits chinois qui leur viennent à très bas prix pour leur permettre un certain niveau de vie. Bien sûr, dans le Royaume-Uni, la gauche n’a rien à dire à ce sujet, à part “nous avons besoin des immigrés pour payer votre pension quand vous serez vieux, pour payer la sécurité sociale, leur contribution est économique, alors soyez sympas avec eux, ils vous font une fleur à long terme...”

Melanine+Constant : Vous avez entendu parler de la question de pureté culturelle apparue autour du débat sur le voile en France ?

Vron Ware : Je n’en avais pas entendu parler en termes de pureté culturelle...

Melanine+Constant : Enfin les histoires de laïcité, qu’on puisse interdire le voile. La manière dont les messages de droits de l’homme et du féminisme ont été utilisés pour créer un schisme dans le mouvement féministe et pour viser la population musulmane. Le succès de cette idée chez les féministes unies contre le racisme.

Vron Ware : Je pense qu’elles ne voient le voile que comme une marque de subordination. Elles ne comprennent aucun autre argument. Au départ elle se sont fixées sur le sens de ce bout de tissu en tant que marque essentialiste d’un phénomène qu’elles pensaient comprendre. Elles voient une connexion entre leur politique féministe et une tradition séculaire à l’abri de toute influence idéologique intégriste issue de la religion. Le féminisme est comme un refuge contre la religion. Nous avons eu une expérience similaire, même si nous n’avons pas le même modèle de laïcité au Royaume-Uni. C’était la voix des féministes laïques, et par laïque je veux dire qu’elles ne pouvaient tolérer aucun accord entre la religion et la politique. Et elles ne pouvaient voir quelqu’un portant le voile que comme une personne forcée de le porter comme marque d’infériorité. Elles ne voulaient pas en entendre parler comme possiblement l’expression d’une autre forme de féminisme. Elles étaient d’une certaine manière plutôt intégristes sur ce principe et ne voulaient pas en bouger. Il s’agit peut-être d’une incapacité à voir d’un point de vue différent.

Paul Gilroy : Mais n’est-ce pas plus que ça ? C’est un problème pour tout mouvement, pour toute idéologie, d’être incapable d’en sortir, de changer de perspective. Alors n’est-ce pas quelque chose d’autre ici ? Tu parles d’intégrisme, mais n’est-ce pas plutôt quelque chose de plus profond dans cette forme particulière d’impuissance qui résonne avec les idéaux féministes ?

Vron Ware : Je ne peux pas croire que les gens soient si stupides qu’ils en sont incapables de voir les liens entre l’occupation de l’Afghanistan ou la guerre ne Irak, par exemple, et la légitimisation de ces actes par l’idée que les civilisation européennes viennent en fait secourir, sauver, protéger les femmes musulmanes contre leurs maris, toute cette rhétorique... ce qui est arrivé en Afghanistan quand nous y sommes allés. N’importe quel étudiant ayant fait un peu d’histoire a reconnu ce mouvement, des étudiants en women’s studies comprenaient qu’on leur mentait, qu’il ne s’agissait là que d’un prétexte. Oprah Winfrey dans son émission enlevait le voile d’une poupée barbie ou je ne sais quoi, et cet incroyable discours concernant l’aide aux femmes afghanes... J’ai étudié le site de la diplomatie américaine, et il ne parle que de femmes, de cancer du sein, éducation des femmes...Je ne vois pas comment des féministes peuvent s’aligner avec l’impérialisme américain sans se poser de questions.

Melanine+Constant : Et ce sont les mêmes qui attaquent le droit à l’avortement aux USA... C’est paradoxal. Leur définition de la liberté change selon le contexte.

Vron Ware : Nous avons eu ce même débat en Angleterre au sujet du niqab, une version plus extrême du voile. Ce n’était pas le voile donc mais quelque chose de bien plus discutable à leurs yeux qui a poussé ces femmes à sortir de leur réserve.

Paul Gilroy : Ça, et il y a aussi eu des manifestations de femmes voilées contre l’avortement, portant des panneaux “Musulmanes contre l’avortement,” pour s’inscrire dans le débat politique comme une force à base religieuse, potentiellement oecuménique...

- Melanine+Constant : Je ne comprends pas pourquoi les féministes n’essaient pas de travailler avec ces femmes, comment peut-on imaginer un changement sans contact ?

Paul Gilroy : Il existe peut-être encore un féminisme organisé en France et en Belgique, mais pas en Angleterre. Plus tôt, je disais en rigolant qu’on n’a plus de gauche. Mais c’est vrai.

Vron Ware : Nous avons des écrivaines avec beaucoup d’influence qui écrivent souvent dans les media.

Paul Gilroy : Mais nous n’avons plus de mouvement. C’est un postféminisme, en quelque sorte...

Notes

[1L’auteur de Blackness without ethnicity (voir une chronique en anglais ici), un essai sur les constructions de l’Afrocentricité au Brésil.

[2Des interventions de chercheurs lusophones, parmi les plus brillantes apportèrent un éclairage moins centré sur l’université française.

[3Between Camps est intitulé Against Race aux Etats-Unis, et After Empire : Multiculture and Postcolonial melancholia est Postcolonial Melancholia aux USA.

[4Tempête dans un verre académique : le livre de Gilroy a provoqué des réactions outrées de la part de nombres d’universitaires afro-américains, généralement représentant différentes branches du nationalisme culturel directement critiqué par Gilroy dans son livre. Le titre lui-même a généré nombre de malentendus, le concept de race étant souvent considéré comme essentiel (sans blague) ou éminemment stratégique pour les luttes identitaires américaines. Voir cette chronique de Molefi Asante en anglais pour se faire une idée.

[5Stuart Hall et Identités et Cultures : Politiques des ‘Cultural Studies’ aux éditions Amsterdam. Voir commentaires ici.

[6Inside the Whale, voir en anglais ici.