Noir et punk

, par Alfred

Ca fait quoi d’être noir et punk ?
C’est un des questions abordées dans le film de James Spooner "Afropunk : the rock n’ roll nigger experience", un documentaire qui donne la parole à des punks afro-américains, et m’aura presque défrisé la tignasse.

Les joies de l’organisation. Partis des vastes plaines de l’Ouest de Chicago, e-tinéraire en main, Katie et moi nous débrouillons pour arriver presque pas en retard à notre destination : une intersection, 33ème et Union. C’est là que doit être projeté le film documentaire de James Spooner, "Afropunk : the rock n’ roll nigger experience". Tout un programme.

JPEG - 3.6 ko
James Spooner

Découvert par hasard, le documentaire semble être un chouchou des festivals cinématographiques nord-américains, ce qui n’est strictement gage de rien, sinon du succès de ce documentaire, autoproduit dans le plus pur esprit DoItYourself de la scène qu’il décrit. James Spooner s’est endetté à filmer des figures noires dans cet océan de blancheur qu’est la scène punk hardcore. A priori, plutôt une bonne idée, et pas seulement parce que le documentaire pose notamment une question que vos humbles serviteurs se sont aussi posé : qu’est-ce qu’une musique noire [1] ?

La réponse était affichée en grosses lettres sur les quelques t-shirts vendus à une table par le très sympathique bassiste et le beaucoup moins sympathique chanteur de Cipher, groupe hardcore newyorkais très présents dans le docu : Punk is black music, Fuck Sid, Jimi was vicious, et mon favori, Minority Threat, ainsi que quelques livres de bell hooks, entre autres.

A Chicago, personne ne t’entend hurler

La ville aux larges épaules fait parfois ce genre de surprises ; le film était originellement sensé être projeté dans un squat punk répondant au doux nom de Needle House, un ancien repaire à drogués transformé en havre de skater punks (avec rampe à l’étage, pour les amis) perdu dans un quartier pour le moins bourgeois de Chicago. Atteignant l’adresse quelque peu en retard et après d’intenses démêlés d’ordre cartographique, la bonne nouvelle nous est présentée sous forme de petit mot sur la porte : désolé les gars, mais finalement le film va être projeté de l’autre côté de la ville. Allons bon.

Branle-bas de combat, traversée marathon de Chicago la nuit, pour se retrouver dans la Chicago fantome du Near West Side, grandes avenues plombées d’usines souvent désaffectées. 1375 West Lake. Pour un peu on passerait sans s’arrêter ; l’adresse est un garage, Star Auto Repair and Body Shop. Seulement le seul truc qui bouge dans la rue vient d’ouvrir la porte, et le truc en question est un jeune keupon.

En haut des escaliers et au dessus du garage, et ouf, le film n’a heureusement pas commencé, par égard pour tous ceux qui comme nous ont appris le changement d’adresse par note interposée. L’endroit est un immense loft à bon vieux plafond en cuivre ouvragé, pourvu d’une piste de danse à damier en linoleum, surplombée d’une lampe à lumière noire. Les grandes fenêtres donnent sur les rails du métro aérien, qui passe régulièrement sans pouvoir étouffer la balance du premier groupe. Je ne sais pas leur nom mais ça va être ultrabourrin, dans ce style étrangement réminiscent du grindcore qui, selon certaines rumeurs, fait les délices des newyorkais et des straight edge de nos jours. Vous auriez dit aux métalleux de mon lycée qu’un jour on ne pourrait pas faire la différence entre du hardcore et Morbid Angel et ils vous auraient ri au nez. C’était le début des années 90, nous étions jeunes et innocents…

Black power

En attendant que les petits bourrins en baggies se préparent à nous assommer les tympans, nous empruntons la porte d’en face pour tomber sur la surprise du chef : nous avons accès à un toit aussi grand que la salle, d’où l’on peut admirer les gratte-ciels chicagoans et leurs guirlandes de nuages, faire des grimaces aux passagers du L, ou encore écouter et voir les groupes sans risquer de perdre l’usage d’un de ses sens. Une bonne cinquantaine de personnes se baladent entre les deux, dont une étonnante moitié née bronzée. Pour ceux qui comme moi s’amusent à analyser les style vestimentaires et autres t-shirts de groupes en présence, c’est comme un coup bas. Aussi con que cela puisse paraître, l’effet est foudroyant et absolument incontournable. Voir deux t-shirts de CopShootCop au même concert, par exemple, c’est rare, mais ça arrive. Mais jamais, au grand jamais, n’ai-je vu autant de noirs et bruns à un concert punk, en France, en Europe, ou aux Etats-Unis. Froncement de sourcils, un point pour Spooner. Ah ils sont forts ces ricains.

Il faut dire que j’allais voir notre documentaire les bras croisés, les sourcils froncés et le stylo dans la bouche. Autoproduit, Afropunk est aussi autodistribué ; si vous voulez le diffuser, il faut remplir un formulaire sur le site internet. Et là, un choix pour le moins polémique ; Spooner nous dit en substance que plus le public est noir, moins on payera. La raison, explique-t-il, est que ce film a été fait pour la communauté noire, et vu les difficultés rencontrées à essayer d’amener ce type de film à la communauté, l’effort appelle une ristourne, en gros. Hm. Ça appelle à la discussion, aussi. N’est-ce pas une forme de discrimination ? Typiquement ricain, cette affaire. Pas que je trouve que c’est bien, mais dans le coin il existe une certaine tendance à monter des barrières pour protéger le corral. Prétendre faire un film pour un public précis est au mieux naïf et au pire stupide, mais l’idée me semble compréhensible. Mais il ne s’agit peut-être pas tant d’un repli communautaire que d’une revendication communautaire, me disais-je, la même qui pousse les Gender Changers à organiser des ateliers informatiques juste pour les femmes. Cette comparaison ne manquera pas de faire lever des sourcils, et probablement ceux de Spooner les premiers. Nous y reviendrons.

Tout ça pour dire, le Mélanine crew semblait un peu circonspect. On connaissait le film depuis quelques heures à peine qu’il faisait déjà du boucan.

Pour ses bons côtés, il s’annonçait intriguant, intriguant parce qu’intitulé Afropunk. LP avait vu ce terme sur un t-shirt porté par Mike Ladd lors d’un concert parisien. C’etait le t-shirt du film du même nom, où il compte parmi les interviewés, afropunk comme ceux qui ont aussi été les seuls basanés à traîner dans les concerts keupons de la MJC de Montigny, samedi soir c’est trente balles, trois groupes, ouais mais la bière c’est gratuit. Il y a ça, et puis les "expériences socio-génétiques", comme dirait Michael Franti, mélanges multi-ethniques flottant entre les bouées communautaires comme tous ces arrêts sur images dans le documentaire, faces noires isolées dans la houle blanche.

Colère noire

C’est que comme le disent en substance bon nombre des interviewés du film de Spooner, il y a des circonstances dans lesquelles on s’oublie trop facilement ; seuls noirs de l’école, pour beaucoup, à une époque où l’histoire immédiate nous dit que les Afro-Américains se mettaient tous au hip-hop, la nouvelle musique nègre, les afropunks écoutent du punk, du heavy metal. Ralph Darden du groupe Franklin suggère le sourire aux lèvres qu’il n’a pour sa part jamais fait la différence entre les bracelets de force de Grandmaster Flash et ceux des Clash : « It was all punk to me ! » L’incrédulité de nos ethnographes, si heureux d’établir les règles qui régissent les tribus ; comment ca ? vous voulez dire que les nègres ne se contentent pas de danser ? Vous voulez dire que leur musique de la jungle n’est pas uniquement destinée à faire sourire ?

C’étaient aussi les années punk, mais les genres sont invariablement séparés, bien entendu : aux nègres les bongos, aux jeunes blancs la rage. Le subtil déni opposé à toute manifestation de la "killing rage" évoquée par bell hooks [2] n’est peut-être jamais aussi évident que dans la musique populaire. Les noirs font la fête, les jeunes blancs cassent leur guitare. Les déclinaisons sont si nombreuses (videos de rap, les gangsters sont cools tant qu’ils ont du cul et de l’alcool, clichés hiphop dissous dans l’americana, le noir appartient au règne du biologique...) qu’on dirait que tout le monde a fini par les croire. Si c’est bien de l’expérience américaine dont il s’agit dans le documentaire, on ne peut éviter le parallèle avec l’Europe : les années punk européennes sont aussi les années reggae, plutôt que hiphop, un genre qui ne s’installerait que plus tard. On ne se retenait pas non plus pour bien vite réduire le soufre politique à un nuage de ganja, pass the dutchie on the left hand side, yeah man, et là aussi les bongos résonnent. Les noirs sont cools. Faut être blanc pour être si aggro. Les appels à l’émeute, le radicalisme rastafarien sont assommés à grands coups de feuille de canna sur fond de drapeau jamaïcain. L’ironie du jugement aura semble-t-il échappé à tout le monde. Les paroles de "White Riot" auront été réduites à leur refrain.

Ainsi passe la gloire du monde : quand la musique populaire occidentale s’approprie un style de musique, elle le découvre ; quand les musiques populaires du tiers-monde s’approprient les musique populaires occidentales, elles se galvaudent, elles se diluent. Derrière des arguments faussement gauchistes, partiellement corrects, et souvent subtilement élitistes et adorniens, se cache un sentiment vieux comme le racisme scientifique : pour toute l’égalité la fraternité auxquelles on croit tellement, on n’est vraiment pas pareils. La culture a un centre et il n’est surement pas chez toi, tu es trop brun. Bien sur, nous savons ce que notre musique doit a la tienne, mon bon sambo, le rythme et tout et tout, mais nous ne te l’avons pas seulement empruntée, vois-tu, nous l’avons perfectionnée. Mais lorsque je viendrai étudier ton village, mon bon ami, je ne manquerai pas d’évoquer ce qui fait de toi un spécimen unique ; je répertorie tes pas de danse et j’enregistre tes chansons, je les analyse en labo et j’en sors une définition que je mettrai dans un beau dictionnaire relié 100% cuir. Tu pourras aussi l’acheter, il te dira qui tu es. C’est parce qu’on apprécie autant ta différence qu’on t’y gardera comme dans une cage, avec ton nom gravé dessus. Tu y feras les choses qu’on attend de toi.

Une histoire secrète du rock

Afropunk traite aussi de l’essentialisme racial et de ses manifestations dans le monde musical. Ce sont les amis noirs de Darden lui demandant avec une grimace « c’est quoi cette musique de blancs ? » MAIS C’ EST BAD BRAINS, BANDE DE CONNARDS !! C’est Tamar-kali se faisant insulter dans les rues du quartier noir ou elle habite a cause de ses vetements, ses piercings, trop blancs. C’est un rappel subtil des origines de la musique populaire américaine : la ségrégation raciale dans la musique, qui séparait musiciens noirs et blancs en différents classements de vente, a officiellement sévi jusque dans les années 60. Etrangement, on retrouvait souvent les succès country repris par les stars du R’n’B et vice versa.
L’hypocrisie se perpétue avec les débuts du rock n’ roll ; l’accent suffisamment neutre de Chuck Berry permet la diffusion des versions originales de ses chansons, mais les voix les plus noires n’auront pas cette chance. Les pionniers noirs du rock n’ roll sont des habitués du classement rhythm and blues. Le terme rock n’ roll ne marque pas tant l’invention d’un nouveau genre musical que son appropriation par la société blanche américaine. C’est ainsi qu’une musique originellement mixte se voit blanchie.

De la même manière, le Rhythm and Blues des années de la déségrégation est présenté comme intrinsèquement noir. Peu importe que le Memphis Sound derrière les chansons de Sam and Dave ou Otis Redding soit le fait du groupe mixte Booker T and the MGs. La basse dans ta face au fond de tous ces morceaux est tenue par l’immense Donald "Duck" Dunn, et il n’est pas vraiment très noir. Passons.

Ce que les entrepreneurs musicaux comprennent au début des années 60, c’est que la lutte pour les droits civiques n’a pas à changer la ségrégation musicale, bien au contraire. En maintenant une séparation symbolique, c’est un nouveau marché que l’on crée, exotique pour les uns, « nationaliste » pour les autres. Les camps ne souffrent pas la nuance. On fait de Jimi Hendrix une exception, on évite de parler de Dunn et Cropper, et le tour est joué. Les veaux sont bien gardés.

L’arbre qui cache la foret


"Afropunk" nous rappelle que le constat est aussi malheureusement vrai de la scène punk. Ce n’est pas une grande révélation en soi ; ceux d’entre nous qui ont vécu la révélation multiforme du punk, qui ont entendu l’appel du DIY et n’en sont jamais complètement revenus ne sont pas pour autant restés aveugles face aux limites de la scène, de ses membres, de leurs idées et revendications. Nous connaissons le destin de Bad Brains, Fishbone (et dans un autre genre, Living Color), tous salués du chapeau dans "Afropunk" ; la grande lignée des spectres noirs rodant sur le rock, subtilement sous-estimés, galvaudés, rendus posthumes de leur vivant. Vernon Reid était forcément le nouveau Hendrix, puisqu’il est noir. Ad libitum. J’essaye de croire que Spooner suggère de porter la discussion antiraciste au sein même de ces scènes et communautés progressistes, où l’on estime bien souvent que le fait de revendiquer des valeurs est plus important que de les appliquer. L’erreur aura été de croire que le punk, enfant terrible du rock, avait vraiment coupé les ponts. Fils de son père, révolté contre lui, il aura cependant gardé une certaine dose de son racisme et de son sexisme. Comme Gilroy ou hooks exposent les contradictions de la pensée moderne, Spooner expose celles de la scène punk, mais j’ai comme un doute quant aux conclusions qu’il tire.

>Le film terminé, les concerts vont reprendre avec Cipher. Leur chanteur Moe se balade à travers la salle, un peu la star, pas porté à la discussion. L’ami se présente comme afrocentriste et je n’ai pas de mal à le croire, mais je ne sais vraiment ce qu’il entend par là. Spooner qui utilise le même terme n’est pas plus clair. Ils semblent tous deux vouloir dire que dans une société eurocentriste, l’afrocentrisme est une forme de résistance. J’ai personnellement du mal avec n’importe quelle forme de centrisme. Moe dit que l’important c’est qu’on fait partie de la communauté qu’on le veuille ou non. Hm. C’est ce genre de déclaration qui me fait douter des motivations profondes de Moe mais aussi de Spooner. Le sous-titre du film fait référence à la chanson de Patti Smith "Rock N’Roll Nigger", où elle compare sa position de femme dans une société patriarcale à la position du noir dans la société blanche, ce que Spooner n’accepte pas. Pas de bol. Les combats ne sont évidemment pas les mêmes, mais ils ont en commun la lutte contre l’oppression. Comparer n’étant pas identifier, je ne vois pas le problème, mais Spooner si. Il tique sur un vers de la chanson de Patti Smith, « Outside of society is where I want to be ». Les noirs désirent-ils vraiment se placer en-dehors de la scoiété, ou les force-t-on à en sortir, demande-t-il ingénuement ? Une femme blanche peut-elle prétendre avoir la même place dans la société qu’un ou une noire ? Un demi-point pour toi Spooner, parce qu’à regarder ton film on se demande si tu as jamais lu les livres de bell hooks que tes potes de Cipher vendent. Katie me dit que souvent les témoignages des nombreuses femmes présentes dans "Afropunk" semblent tronqués, comme si tout ce qui concernait l’expérience punk spécifiquement féminine avait été édité. Il semblerait que ce soit bien le cas [3]. Toujours au sujet de Patti Smith, Spooner explique que oui, il soutient le combat des femmes, mais qu’on ne mélange pas les pommes et les oranges, quoi, sexisme et racisme c’est pas pareil. Bien évidemment. Mais apparemment cela s’applique aussi aux femmes noires ; le film parle des noirs dans le punk et c’est tout, comme si l’expérience des femmes noires lui était subordonnée, comme si le racisme ne faisait pas dans la discrimination sexiste, comme s’il s’agissait là de deux problèmes complètement différents. Désolé mon grand, moins deux points.

Avec toutes ces conneries, on se retrouve balle au centre, au milieu de nulle part. Le docu de Spooner vaut définitivement le coup d’etre vu, ne serait-ce que pour se faire une opinion. Katie et moi en sortons dubitatifs, vaguement énervés sans pouvoir trouver de vraie raison. En attendant, on a 100 kilomètres à faire. On a le plein d’essence, un demi-paquet de cigarettes, il fait nuit et on porte des lunettes noires. Mets la sauce.

P.-S.

Le site du film.

Notes

[1Nous avons été invités (melanine.org) par le bootlab de Berlin à faire une émission dans le cadre de leur projet radio juniradio, en 2003. L’émission,
« Not so typical » posait donc cette question : « qu’est-ce qu’une musique noire ? ». Pour ce faire nous avons réveillé le collectif en sommeil Rummenigger (voir sa présentation) qui en a assuré la production sonore. Cette expérience nous a permis de questionner sur un autre support les sujets abordés sur melanine. Rummenigger a, depuis, réalisé une série d’émissions pour reboot.fm et repris sa course musicale. D’autres projets radiophoniques et musicaux sont en gestation. Vous pouvez écouter l’émission « Not so typical » en cliquant ici durant le mois de septembre 2004.

[2voir bell hooks, "Killing Rage : ending racism", et l’essai intitulé "Killing rage : Militant Resistance", où l’auteur montre que les manifestations de « colère noire » sont souvent détournées par les membres les plus aisés de la communauté, ou stigmatisés comme intrinsèquement négatifs, puisqu’ils peuvent être interprétés comme menaçant par la société blanche. C’est un résumé, lisez le livre, c’est beaucoup mieux…

[3voir ici