Perfides nationalismes (II/II)

Politique du racisme, racisme de la politique

, par Nico Melanine

Au grand dam de l’antiracisme, l’extrême droite britannique a renforcé son influence, déja grandissante depuis quelques années, lors des dernières élections locales. Plutôt que de s’interroger sur leur propre rôle dans cet état de fait, les organes de propagande officiels montrent du doigt la classe ouvrière. Un simple regard sur la situation politique anglaise et un bref aperçu historique suffisent à révéler la falsification que constitue ce type d’analyses.
Toute ressemblance avec la situation française serait purement fortuite.


Le mois de mai 2008 restera dans l’histoire du Labour Party comme un échec particulièrement cuisant. Lors des éléctions locales, le parti a essuyé son plus gros revers électoral depuis plus de 40 ans. Ne recueillant que 24% du vote total, il est même passé en troisième position, derrière le parti libéral-démocrate qui ne semblait pourtant exister que pour faire figuration. Si les sociaux-traîtres que sont le New Labour ont amplement mérité cette défaite, il est malgré tout difficile de se réjouir de l’écrasante victoire du parti conservateur.
A Londres, où se déroulait conjointement l’élection du nouveau maire, le maire sortant Ken Livingstone a lui aussi été battu. Autrefois candidat indépendant, sa décision de rejoindre le Labour en 2004, quelques mois seulement après que certains ministres aient eux choisi de démissionner suite à la décision du parti de suivre la guerre impérialiste américaine en Irak, lui aura sans doute été fatale. Là encore la victoire de son adversaire conservateur, Boris Johnson, est une perspective plus effrayante qu’autre chose. Aristocrate de droite sans expérience de terrain, il est réputé pour une bouffonnerie qui l’amène volontiers à ironiser sur les noirs et les Africains. Ancien éditorialiste, il a notamment qualifié l’Afrique de Nelson Mandela de « tyrannie de la majorité noire », et a été jusqu’à déclarer que le problème de l’Afrique « n’est pas que nous en ayons eu autrefois la charge, mais que nous ne l’avons plus » [1]. Parmi les londoniens de toutes origines et de tous milieux sociaux, peu se réjouissent de sa victoire.
Mais c’est encore le résultat du British National Party (BNP), le parti nationaliste d’extrême droite anglais, qui reste le plus inquiétant. Pour la première fois de son histoire, le parti a en effet obtenu un siège à l’assemblée de Londres (GLA), en la personne de Richard Barnbrook, et a encore augmenté le nombre de ses conseillers dans le reste de la Grande-Bretagne, passant de 45 à 55. Les succès électoraux du BNP, fondé en 1982, dépassent de loin ceux de tous les partis d’extrême droite réunis avant lui, qui depuis la guerre n’avaient jamais obtenu que 3 sièges de conseillers. Mais c’est au cours de ces dernières années surtout que le succès du parti s’est accéleré. Aux élections locales de l’année 2000, il ne tenait aucun siège, et aucun conseiller n’avait été élu. En 8 ans seulement, l’ascension du BNP est plus impressionante encore que la défaite soudaine du Labour.

La résistible ascension du BNP

Comme l’indique Antonio Gramsci dans ses Carnets de prison, quand un parti devient détaché de la classe sociale qu’il est censé représenter, le terrain s’ouvre aux situations violentes et à l’émergence de figures singulières ou charismatiques. Incapable d’adresser les problèmes de la classe ouvrière, le New Labour et son lot de politiques anti-sociales portent certainement une lourde responsabilité dans la montée en puissance du BNP. Attaque en règle des services publics (privatisation du système de santé, fermeture des bureaux de poste...), refus de s’attaquer au problème des logements sociaux, augmentation des salaires de la fonction publique en-dessous du taux d’inflation, augmentation des impôts pour les couches sociales les plus basses... : voici le programme du parti que l’histoire officielle nous présente comme celui de la classe ouvrière.
En taxant les pauvres et en supprimant les services de proximité, le New Labour a permis au BNP de se présenter en défenseur de la classe ouvrière et garant des intérêts des communautés les plus pauvres. Il a ainsi permis l’ascension électorale de l’extrême-droite anglaise et a donné un élan neuf aux idées racistes qu’elle défend.

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Avec le retour d’un certain racisme sur le devant de la scène, les voix de l’anti-racisme se sont intensifiées et faites plus nombreuses. Si la réaction est saine et nécessaire, la stratégie adoptée ne semble pas toujours avoir été la plus pertinente ni la plus efficace.
On pourra prendre pour exemple le festival de musique récemment organisé par la ligue anti-nazi (Anti-Nazi League) pour célebrer les 30 ans du festival Rock Against Racism, grand concert anti-raciste indépendant qui en 1978 rassemblait à Victoria Park fans de punk, de reggae ou d’autres genres de musique ayant un minimum de contenu politique radical. Organisée quelques jours avant les élections, la version 2008 du festival tenait pour beaucoup du rally politique, avec des stands de propagande invitant à voter pour un nombre de partis comme le New Labour, the Green Party ou la Left List du Socialist Workers Party (SWP), parti trotskyste qui tire les ficelles de la ligue anti-nazi. Elle présentait des groupes aussi peu radicaux que The Good the Bad and the Queen, nouveau groupe de Damon Albarn (ex-Blur), et s’est organisée autour de slogans vides et réducteurs comme ’Love Music Hate Racism’ ou ’Nazis are no fun’. Comble de trahison, l’organisation du festival s’est vantée d’avoir reçu un apport financier important de la part du chanteur Morrissey, qui quelques mois auparavant avait ajouté à sa longue liste de propos douteux et discriminatoires une sortie contre les immigrés en les accusant d’envahir l’Angleterre et de lui faire perdre son caractère traditionnel. Tout ça n’est pas dénué d’ironie quand on sait que la raison d’être initiale du festival de 1978 tient précisément à des propos douteux d’Eric Clapton, qui à l’époque affichait ouvertement sur scène son soutien à Enoch Powell, député conservateur très à droite et farouchement anti-immigration. Morrissey pourra au moins se vanter de s’être racheté une respectabilité aux dépens d’une organisation anti-raciste.

Ce qu’aura réussi à démontrer ce festival anniversaire, outre que la célébration officielle d’un évènement en évacue toute radicalité pour en faire un spectacle inoffensif, c’est que la récupération politique de l’anti-racisme est globalement inefficace.
Au niveau stratégique, une erreur importante d’une partie de l’anti-racisme britannique est de concentrer de façon presque exclusive le combat sur le seul BNP et la dénonciation de ses membres comme nazis. Prêcher des slogans anti-nazis simplistes à des chorales de convaincus, notamment quand cela s’accompagne d’une volonté patriotique de redonner une certaine fierté à un drapeau anglais considéré comme souillé par l’extrême droite, peut s’avérer contre-productif. En assouplissant son message et en rejettant la continuité historique avec le nazisme époque IIIe Reich, le BNP a en effet facilement contourné cet obstacle.
Réduire les termes de la lutte à la dénonciation du nazisme et à un combat électoral contre le BNP n’empêchera donc jamais la progression des idées racistes. Et ce également pour la bonne et simple raison que le BNP n’a pas le monopole du racisme politique. Les idées et les politiques racistes qu’il défend sont en effet présentes dans les programmes de tous les partis politiques bourgeois sans distinction, que ce soient ceux des des Tories, du New Labour, des Lib-Dems, etc... La volonté du premier ministre Gordon Brown de créer des « emplois britanniques pour les travailleurs britanniques » est sans doute l’illustration récente la plus frappante de cet état de fait, mais tous les partis sans exception ont participé à la stigmatisation de la communauté musulmane, et tous sans exception pratiquent une politique migratoire raciste appliquée localement ou nationalement à coups d’arrestations, de détentions et d’expulsions des non-européens indésirables.
C’est donc l’ensemble des partis et des politiques bourgeois qu’il convient de rejeter et de combattre, sur la base d’une définition du racisme beaucoup plus vaste, considérée notamment dans ses aspects pratiques et non simplement d’un point de vue moral abstrait.

Carte blanche à la BBC


A en croire les médias officiels pourtant, c’est la classe ouvrière qui serait principalement responsable de la montée du racisme. C’est ce que suggère une récente série de documentaires intitulée « White Season » réalisée par la BBC, dont le principal sujet d’étude était la classe ouvrière blanche. Accompagnée d’un sondage et d’une enquête, la série consistait principalement à manipuler l’opinion de la classe ouvrière à travers des questions biaisées, dans le but de lui faire porter le fardeau du racisme contemporain en jouant sur une division supposée entre ouvriers blancs anglais et ouvriers immigrés non-européens. Aborder les problèmes économiques d’une partie de la classe ouvrière, comme le fait la BBC, en les reliant exclusivement à des questions d’immigration relève plus d’une tactique d’extrême droite que du journalisme sérieux. C’est racialiser artificiellement ce qui constitue un problème de classe. Le générique même de la saison, qui voit la tête d’un homme blanc se faire recouvrir de graffitis jusqu’à devenir maculée d’encre noire, avec en question de fond « La classe ouvrière britannique blanche est-elle en train de devenir invisible ? », révèle le parti pris de base plus que douteux de la rédaction de la BBC.
Un des documentaires les plus controversés de la série fut celui sur Enoch Powell, réalisé à l’occasion des 40 ans de son discours du 20 avril 1968 resté tristement célèbre sous le nom de « Rivers Of Blood ». Dans ce discours, le député conservateur de sinistre mémoire attaquait férocement la population immigrée noire, l’accusant de violences raciales, de modifier pour le pire l’économie, les lois et les relations à l’intérieur du pays, prédisant avec terreur que celle-ci prendrait le dessus sur la population blanche, et apercevant une rivière de sang se profiler à l’horizon. Jouant sur l’émotion et à des fins de véracité, Powell citait une lettre envoyée par une résidente de sa circonscription se plaignant d’être insultée, menacée et d’avoir notamment retrouvé des excréments dans sa boîte aux lettres. Diverses tentatives d’identifier la résidente en question, que Powell a toujours refusé de nommer, se sont avérées vaines. Les enquêtes effectuées concluent plutôt que la lettre relève de l’invention. Et comme l’indique cet article, quand bien même ces incidents auraient été réels, ils constituaient l’exception plutôt que la règle : de façon générale ce sont bien les noirs et les asiatiques qui étaient victimes d’attaques et d’humiliations.
S’appuyant sur le même type de procédés, le documentaire de la BBC a joué sur le sensationnalisme et l’émotion, jusqu’à verser dans une nostalgie pour le moins déplacée. Simplifiant les données à l’extrême, il a réussi à appeler à reconsidérer l’héritage d’Enoch Powell en présentant son discours comme incompris, audacieux, et prophétique. Dans un de ces tours de force journalistiques dont elle a le secret, c’est en fin de compte une hagiographie qu’a présentée la BBC.
Mais malgré ce qu’on cherche à nous faire croire, ce ne sont donc pas les couches sociales les plus basses qui sont à blâmer pour la montée du racisme. Si elles en subissent les effets en premier lieu, ni la diffusion des idées racistes ni la mise en oeuvre de politiques discriminatoires ne sont de leur fait. D’autre part, des enquêtes montrent que le BNP tend à faire de meilleurs scores quand il se présente dans des régions aisées que dans des régions pauvres [2]. Si une partie de la classe ouvrière vote sans aucun doute pour le BNP, cela est loin de faire du racisme le privilège de cette classe. Au contraire, il est bien plutôt celui de la classe politique, des classes dirigeantes ou des journalistes paresseux.

Contre-histoire du mouvement ouvrier

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William Cuffay

Jouer sur la division de la classe ouvrière en fonction de critères raciaux est quoiqu’il en soit un mensonge comme on peut en lire dans les manuels scolaires. L’histoire de la classe ouvrière regorge d’exemples qui démontrent que l’unité et la solidarité entre blancs et noirs, travailleurs immigrés et travailleurs britanniques est ce qui a fait sa force. C’est une histoire dont les pages sont remplies de luttes communes et décisives.
On peut penser à la lutte pour l’abolition de l’esclavage au 18ème siècle, durant laquelle les travailleurs britanniques se sont associés aux nombreuses mutineries et révoltes d’esclaves par des actes de solidarité divers. Ceux-ci allaient du boycott du sucre produit dans les plantations négrières aux campagnes de pression initiées par les sociétés anti-esclavagistes, avec des gens comme Thomas Clarkson, dont certaines techniques de propagande pratiquées actuellement sont les directes héritières : pétitions, lobbying, diffusion de posters, etc...
Quelques décennies plus tard, au milieu du 19ème siècle, les actions du militant noir William Cuffay se révélèrent déterminantes dans la construction du mouvement chartiste, mouvement politique ouvrier britannique qui réclamait notamment l’abolition du cens électoral et l’instauration du suffrage universel masculin. Au travers de ses mobilisations et de ses luttes, le chartisme a été un moment fondateur de la pensée socialiste en influant par exemple sur l’essor du syndicalisme.
Un siècle plus tard, on peut citer la fameuse bataille de Cable Street, qui en 1936 opposa des ouvriers et militants anti-fascistes d’origines diverses aux chemises noires du leader fasciste Oswald Mosley [3]. Après avoir rencontré Mussolini, celui-ci avait crée la British Union of Fascists dans le but d’unifier l’Europe sous un étendard fasciste commun. Bénéficiant d’un succès grandissant, ses troupes ont entrepris le 4 octobre 1936 une marche dans le quartier d’immigration juive de Whitechapel, dans l’East-End de Londres, avec le soutien de la police. Elles furent heureusement arrêtées par la contre-offensive des résidents unis et décidés.
En 1977, c’est à Lewisham, quartier du sud-est de Londres qu’une bataille similaire s’est déroulée. Elle opposait alors la population locale et les militants anti-racistes aux membres du National Front, principal groupe d’extrême droite de l’époque et qui encore une fois malgré le soutien de la police a connu un revers qui devait lui être fatal. Tout comme la British Union of Fascists a connu un déclin irréversible après la bataille de Cable Street, la bataille de Lewisham a en effet brisé l’élan du National Front qui en quelques années a perdu toute influence au sein de l’échiquier politique, au profit malheureusement de l’actuel BNP.
Dans un registre différent, et contrairement à son équivalent contemporain, le festival original Rock Against Racism de 1978 constitue également un exemple que l’on pourra retenir parmi ces luttes communes mémorables. En contribuant notamment à l’essor du mouvement reggae-punk, il a rassemblé, avant d’être récupéré, des jeunes blancs et noirs de la classe ouvrière dans un même rejet du nationalisme des institutions britanniques et de ses politiques capitalistes, tous deux responsables de leur misère et des discriminations subies.

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History is what’s happening

Aujourd’hui, il s’agit donc non pas tant de célébrer cette histoire que de la prolonger et de la renouveler par des luttes communes, concrètes et indépendantes. Ce n’est pas dans le cadre officiel et manipulateur que proposent les institutions britanniques que la montée du racisme pourra être endiguée. Pas tant que ces institutions feront le jeu du racisme ainsi que sa promotion directe, tout en accusant la classe ouvrière d’en être la principale responsable. Participer aux élections en votant pour les partis politiques traditionnels dans le but d’empêcher le BNP d’obtenir des sièges est ainsi une méthode à laquelle on peut décider de recourir, et qui dans une certaine mesure peut donner quelques résultats. C’est cependant une sratégie qui n’aborde pas les causes du problème, et qui à long terme se révèle par conséquent tout sauf efficace.

Le meilleur moyen de lutter contre le racisme rampant reste de rejeter la démocratie parlementaire et de combattre les politiques anti-sociales dont elle se nourrit, en soutenant toutes formes de campagnes et d’actions directes indépendantes. Il convient donc par exemple de lutter contre l’arrestation, la détention et l’expulsion des sans-papiers, ainsi que pour les droits des travailleurs immigrés, mais également d’organiser des actions en faveur des logements sociaux, de l’éducation, de la santé ou, de façon générale, contre la pauvreté. Ce n’est que sur la base commune de leurs propres revendications et de leur propre organisation que les classes populaires et les communautés immigrées pourront lutter efficacement contre les effets des politiques anti-sociales et des idées racistes qui les accompagnent.

Notes

[1Ces deux citations, tirées respectivement d’un livre intitulé Lend Me Your Ears et du magazine Spectator sont mentionnées parmi d’autres dans ce document, qui établit clairement le caractère réactionnaire de la politique de Boris Johnson. La suite de la deuxième citation vaut également le détour. En anglais : « The best fate for Africa would be if the old colonial powers, or their citizens, scrambled once again in her direction ; on the understanding that this time they will not be asked to feel guilty ».

[2Voir l’article Why Right is Beating Left. Black Flag. p.6. Issue 227 (Mid 2008).

[3Pour l’anecdote, lire cet article qui relate les exploits de son fils, Max Mosley, qui a récemment défrayé la chronique en prenant part à des jeux sado-masochistes tour à tour dans le rôle d’un détenu de camp de concentration et d’un officier nazi.