Tshou mama-w, Napoléon ! Tshou mama-w !

, par Alfred

C’est bien sous le signe de la communauté antillaise qu’était placée la conférence de presse du comité du 23 mai, le 7 février dernier ; "saoufé !" me lance le type au comptoir d’information de la Bourse du Travail de Paris. L’espace d’un instant je me dis je suis entré dans l’underground antillais de France, le réseau qui va vous tropicaliser votre race...

C’est au sous-sol que ça se passe, et là aussi c’est les Antilles, et ça le restera. La petite dizaine de journalistes présents se connaissent tous, sont connus des membres de l’organisation, et accessoirement sont tous antillais, à une ou deux exceptions près. Les grands organes de presse, tous prévenus, n’ont pas jugé utile de se déplacer.

Qu’à cela ne tienne. "On se passera d’eux" annonce avec un grand sourire Serge Romana, président du comité du 23 mai 1998 (C23), que cette absence ne semble pas étonner outre mesure. L’invisibilité publique de la communauté antillaise n’est pas nouvelle, et c’est une des choses auxquelles compte s’atteler le comité.

Leur but est de "contribuer à la constitution d’une communauté antillaise en France métropolitaine". C’est pour faire reconnaître les spécificités de la population antillaise au sein du peuple français et dans le cadre de ses institutions, rappelle sans arrêt Romana, pour qu’on lui accorde la place et le respect qui lui revient, que le comité a été créé.

Et pour y arriver, quelques objectifs : "un travail d’histoire", pour que les atrocités commises par Napoléon en Guadeloupe soient enseignées dans les écoles comme prévu par la loi Taubira-Delannon. Ce travail s’étendra en un plus large "travail de mémoire de la République Française", où il s’agira par des colloques internationaux (voir brève "Mémoire coloniale : zoos humains"), de porter le problème sur une scène plus large.
Ils promettent aussi des actions d’ordres divers sur la mémoire de la communauté antillaise.
S’ils n’ont été pour rien dans le changement de nom de la rue Richepance à Paris -"la communauté antillaise n’a pas été consultée", dira Romana-, ils comptent cependant bien se charger de virer les vieux os de l’ordure en question de la Guadeloupe. Son tombeau trône en effet toujours au fort Delgrès (ancien fort Richepance, rebaptisé du nom du Colonel mort en le combattant).

Et c’est sur ce mot d’ordre que le coup d’envoi du bicentenaire des massacres de 1802 en Guadeloupe a été donné dimanche 10 février par un rassemblement appelé par le comité et une vingtaine d’associations antillo-guyanaises de la région parisienne. Dans la salle de Sarcelles où se rejoignent entre 500 et 600 personnes, il s’agit aussi de lancer une pétition pour le rapatriement de Richepance en métropole. C’est devant une salle bien remplie que commence donc le rassemblement d’union antillo-guyanaise "lanmèkannfénèg". Lanmèkannfènèg, pour "les quatres principaux éléments fondateurs de [ses] sociétés" : la mère (lanmé en créole) pour la déportation, la canne (kann) pour la cause de cette déportation, le fer (fè) des chaînes de l’esclavage et nègre pour l’affiliation revendiquée et assummée. Chacun de ces éléments est apporté sur une table sur scène, posé de manière très solennelle. C’est à la limite un peu abuser au niveau symbolique, cette affaire. Enfin bon.

Quelques orateurs plus ou moins à l’aise avec la scène se succèdent et introduisent les différentes parties d’un rassemblement qui se veut clairement symbolique. Les enfants lisent des poèmes, on honore quelques noms de victimes de la répression napoléonienne par deux minutes de silence. On insiste beaucoup et parfois maladroitement, sur l’importance du travail historique à effectuer au sein de la communauté d’abord, et au niveau français et international ensuite. On a droit à un exposé sur les martyrs oubliés de la Guadeloupe, repris dans son intégralité dans des brochures vendues à l’entrée, et partiellement par différents intevenants. Il faut dire que l’éducation est à la fois un but et une arme pour le C23. Des interventions dans les écoles et dans la communauté, appuyées par les organisations antillaises associées au comité, seront mises en place pour une étude de l’épopée napoléonienne à la lumière d’actes étrangements peu évoqués en cours d’histoire... Il s’agira notamment de rappeler que l’ogre corse qui repose aux invalides est aussi celui qui a dit : "Comment a-t-on pu accorder la liberté à des Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation, qui ne savaient seulement pas ce que c’était que la colonie, ce que c’était que la France ?" Des rencontres avec des élèves sont déjà prévues de février à mars, en région parisienne et peut-être en province. Y a du boulot, tshenbé rèd, les gars...

Mais il y a d’autres épisodes prévus au programme des festivités en 2002 ; en avril, ils iront rendre visite à la tombe du général Gobert au Père Lachaise, où des bas-reliefs célèbrent triomphalement son rôle dans les massacres en Guadeloupe. le 5 juillet, c’est au Mt Constantin en Guadeloupe que le C23 va organiser un grand rassemblement, sur l’un des lieux de supplice des victimes de Richepance, pour un "pélerinage et une cérémonie oeucuménique" en hommage aux martyrs guadeloupéens...

Le religieux, voila qui est énormément présent dans le groupe que dirige Serge Romana ; s’il assume plutôt bien ("nos familles ont longtemps trouvé la force de résister dans le Christ, cela reste une force dans la communauté"), il reste un arrière-goût sacralisant qui laisse songeur. "Il nous faut des lieux sacrés", assènera Romana au sujet du Mt Constantin, des lieux sacrés antillais pour rendre leur place aux ancêtres oubliés, des lieux où se recueillir, des lieux-témoins. "Pour que plus jamais on parle de notre histoire à notre place", le C23 compte prendre en main la mémoire et l’histoire du peuple antillo-guyanais.
Ici comme dans nombre d’autres communautés spoliées, on voit bien que le référent implicite reste le peuple juif, et la manière dont il a fait reconnaître son histoire à l’ensemble du monde. Le risque n’est-il pas de dépasser le but à force de religiosité, et de la demande légitime d’histoire communautaire tomber dans les dérives d’une histoire sacrée, en tant que telle intouchable, et ferment de toutes les dérives ?
Si le risque est bien évidemment présent, on ne peut cependant que louer les intentions du comité pour ce qui est de discuter des limites, des contradictions et des risques propres à la communauté antillaise. les débats du "chemin de fer lanmékannfènèg" qui commencent en mai cherchent clairement à évoquer les sujets qui fâchent, le racisme au sein de la communauté, le rôle de l’église, etc.

Même si le débat sur le rôle de l’église organisé à Meaux -d’où provient la... Communauté Chrétienne de Meaux, association co-organisatrice du rassemblement-, on accordera le bénéfice du doute.

C’est en chants, poèmes et "dits" que finira la soirée ; et tout en créole, s’il vous plait. Je discute avec un homme de mon âge dans le public, enthousiasmé qu’il se passe enfin quelque chose dans la communauté antillaise. Ce qui importe, c’est l’impulsion, ici, on aura le temps de discuter de problèmes internes quand on sera en position de le faire, me dis-je personnellement. On se prend à bien rigoler en se disant qu’avec Taubira candidate aux élections, il est impossible qu’on n’entende pas parler un peu plus de la communauté dans les mois à venir, c’est une conjoncture finalement très favorable pour une organisation comme le C23. "Juste une chose où je suis pas d’accord" ; en substance, mon interlocuteur ne voit pas pourquoi on aurait à demander de sortir Richepance de Guadeloupe ; il suffirait d’une dizaine de personnes pour prendre son tombeau et le balancer à la mer, me dit-il. C’est clair. Mais on agit dans le cadre des lois de la République.
Mais comment fonctionne-t-elle, cette République ? Une fois la voix antillaise imposée, puis récupérée et institutionnalisée, comme il se doit dans le cadre de la République, où en sera-t-on ? Ou alors s’agit-il seulement de prévenir la République qu’on va disposer d’un de ses encombrants cadavres ? La mesure et la manière ultérieure de la prise en main de la communauté par elle-même ne sont bien évidemment pas fixés à l’avance. Mais cette fois, on dirait bien que ça avance.

Et on attend avec impatience le colloque international prévu pour novembre. Au programme des discussions, un problème de logique plutôt. En France, l’esclavage et la traite sont considérés comme crimes contre l’humanité ; Napoléon Bonaparte a rétabli l’esclavage en France en 1802. Que peut-on dire de Napoléon Bonaparte ? C’est la question que se poseront les intervenants, pour ensuite, pourquoi pas, la poser à notre bien-aimée République. On va rigoler.

Mais en attendant, rendez-vous en avril, sur la stèle de Gobert, donc. Ca tombe bien (ha ha) c’est pas loin de chez moi.

Alfred