"Foxanadu" - de William "Citizen Kane" Hearst à Rupert Murdoch, le journalisme au service de la guerre

, par Alfred

La chaîne de Rupert Murdoch Fox News a poussé la guerre pour mieux en profiter. La démarche n’est pas nouvelle ; elle est aussi étrangement liée au journalisme moderne. Chez nous aussi.

Ted Turner, vice-président du groupe AOLTimeWarner s’est ainsi lâché lors d’une conférence de presse au sujet de son principal concurrent, l’autre magnat Rupert Murdoch : "C’est un fauteur de guerre. Il l’a soutenue et encouragée [la guerre]"(cf en anglais).

Dans la même interview, Turner critiquait la mainmise de cinq grands groupes sur 90% des media américains. On pourrait en rire. Que le vice-président d’AOL TimeWarner se fende d’une critique des monopoles médiatiques a en effet de quoi faire sourire, encore qu’on ne puisse douter de ses connaissances en la matière. Que M. CNN attaque M. Fox News, quoi de plus normal, se dira-t-on, quand la dernière a enterré la première en termes d’audience tout au long du conflit. La réputation de CNN, considérée comme plutôt de gauche aux USA (ou liberal, une notion qu’on n’a pas fini de tenter d’exprimer en termes français), n’y est pas pour rien ; Fox News a depuis ses débuts vocation d’être la CNN de droite, et a trouvé dans le conflit l’occasion de s’affirmer à la face de sa principale concurrente, du monde. Dans l’intervention américaine, Murdoch aura quant à lui trouvé l’opportunité de signer un hommage à son maître à penser, William Randolph Hearst, en refaisant quasi à l’identique le coup de Cuba de 1898. Il a raté le centenaire à quelques années près, mais on ne lui en voudra pas pour si peu.

Appréciez-vous la guerre du Journal ?

W.R. Hearst est généralement mieux connu sous les traits d’Orson Welles, et le nom de Charles Foster Kane. Citizen Kane décrit la vie du magnat de la presse qui fit tout son possible pour empêcher la sortie du film. Si Welles se permet quelques libertés, le passage concernant la guerre hispano-américaine et comment elle contribua au succès de ses journaux est bien tristement authentique.

En 1897, l’Espagne coloniale grandement affaiblie ne conserve de ses anciennes possessions que Cuba, les Philippines, et Porto Rico. Des mouvements indépendantistes cubains opposés à l’Espagne deviennent de plus en plus actifs sur l’île. Hearst est depuis deux ans sur le marché journalistique new yorkais à la tête du "New York Journal" et voit là l’opportunité d’affirmer un peu plus sa presse face à celle de son principal concurrent, le magnat local Joseph Pulitzer. Envoyant des reporters sur place pour éclairer le lectorat américain sur la cruauté des colonisateurs, Hearst publie dans ses éditoriaux attaque sur attaque contre l’Espagne et contre l’immobilisme américain, comme ses journaux vendent de plus en plus. A ses reporters se plaignant qu’il ne se passe rien à Cuba, Hearst répond : "Fournissez les photos, je vous fournirai la guerre".

Dont acte ; des articles paraissent sur les camps de la mort espagnols, sur les actes cannibales espagnols, sur l’inf‚me dictature. L’opinion publique s’émeut, le style sensationnaliste s’impose et ses concurrents suivent et renchérissent , bientôt toute la classe politique parle de la crise cubaine. Enfin en 1898 l’explosion (depuis prouvée comme accidentelle) du cuirassé américain USS Maine dans la rade de La Havane donne à Hearst le prétexte rêvé. Il ne peut s’agir que d’une action espagnole. Pulitzer publie des photos (!) des saboteurs. Hearst renchérit avec des illustrations montrant comment ceux-ci ont placé une mine sous le bateau. Le slogan "Remember the Maine, to Hell with Spain !" devient le leitmotiv qui poussera le pays à déclarer la guerre à l’Espagne, et à terme à occuper Cuba, quitte à s’y battre contre les mêmes combattants de la liberté que l’on venait soutenir. Durant le conflit, Hearst va jusqu’à publier en première page du NYJ : "Appréciez-vous la guerre du [New York] Journal ?" Total respect pour l’honnêteté... La presse Pulitzer sombre, tombée trop bas dans sa lutte contre Hearst. Cuba gagne son "indépendance", notamment contre la cession de la baie de Guantanamo au gouvernement américain. C’était aussi, accessoirement, le lieu de villégiature d’un certain W.R. Hearst.

Fox News, l’administration Bush, et la loi de l’entraînement

La carrière de Murdoch est tellement pétrie de points communs avec celle de Hearst que c’en n’est même plus drôle. Lui aussi hérite de son père son premier journal, s’est hissé à la tête d’un empire mediatique (20th Century Fox, BSkyB, une grande part des journaux de son Australie natale...) ; sa presse se caractérise aussi par un conservatisme agressif, la pratique de l’insulte sensationnaliste et des prises de position plus qu’affirmées en faveur d’une position américaine impérialiste. N’en jetez plus.

Les coïncidences sont troublantes. Leur origine l’est beaucoup moins. Les impératifs de vente de la presse ont souvent donné lieu à des excès, mais l’organisation de ceux-ci suit des lignes qui ne devraient plus surprendre personne, de même que la manière dont tous les organes de presse se trouvent entraînés dans cette ronde n’est pas une nouvelle en soi. Le style Hearst et la compétition avec la presse Pulitzer ont ainsi coïncidé avec toute une série d’innovations journalistiques plus ou moins avouables : les journaux des deux magnats furent les premiers à utiliser des photos, la couleur, se distinguèrent en agrandissant les titres sans réserve, en revendiquant leur partialité dans le conflit cubain, se copiant l’un l’autre. Fox News, copie conforme de CNN, et la presse Murdoch ont développé le même type de choix visuels et éditoriaux, et les deux chaînes d’information câblées ont reportée la rivalité Hearst-Pulitzer à l’écran, tout en devenant des références (LCI, Al Jazeera n’étant que deux autres chaînes inspirées de l’exemple CNN).

Murdoch à travers ses nombreux organes de presse a soutenu le mouvement vers la guerre contre l’Iraq dès après le 11 septembre, et les faucons de l’administration Bush ont trouvé en lui un relai d’une efficacité redoutable pour influencer l’opinion publique, ce d’autant plus que le mouvement leur est connu ; en gros il suffisait un peu que Fox s’y mette pour que CNN, et les autres, suivent. Devinez ce qu’il arriva.

"Fournissez les photos" : à défaut de preuves irréfutables, Colin Powell débarque à l’ONU avec des photos-satellites qui n’auront convaincu personne qui ne l’ait déjà été auparavant. Ce n’est pas grave ; on ne cherche de toute façon qu’à convaincre le public américain. L’efficacité se trouve toujours renforcée par l’effet d’entraînement que ne manque jamais d’avoir une campagne agressive fondée sur le patriotisme, et ce, on le verra, aux Etats-Unis comme en France. Les "journaux de référence" comme le "Washington Post" et le "New York Times" -jouissant par ici d’une réputation grandement usurpée et reposant quasi exclusivement sur les lauriers du Watergate- ne furent ainsi pas les derniers, aux jours des luttes diplomatiques entre Villepin et Powell, à y aller de leur petite insulte ad hominem contre le beau Dominique ou Chirac. Le 21 avril dernier, le "NYT" publiait un article évoquant la destruction quelques jours avant l’intervention américaine des maintenant légendaires armes de destruction massive (voir article à ce sujet en anglais ici), ce qui expliquerait d’un coup qu’on ne les trouve pas. Manque de bol, les sources de l’information n’ont pas été vérifiées, et ont été communiquées par une unité militaire américaine. La grande classe déontologique...

Mépriser la presse Murdoch et la créditer de l’ensemble du déferlement antipacifiste dans les media américains reviendrait à oublier qu’à ce petit jeu, même les plus grands se sentent obligés de participer, dès lors qu’il semble qu’à défaut de le faire, on risque de perdre des lecteurs/téléspectateurs, pour ne pas gagner grand chose en retour.

Notre beau pays

On l’a aussi belle, de notre côté de l’Atlantique, de prétendre avoir échappé au mouvement, ou à ses effets secondaires. Si bien évidemment il n’était pas question pour la presse française de se faire l’écho de la presse Murdoch autrement que pour en ricaner (ah, Fox News au zapping, combien de rages passagères, combien de "quels gros cons ces américains"), la tendance voulait qu’on en tombe souvent dans l’excès, les analyses grossièrement condescendantes et anti-américaines faisant souvent office de prise de position politique [1]. A la petite ronde du patriotisme, le sentiment national diffusé par les media de notre beau pays, pour être français et anti-guerre, n’en est pas moins douteux, et participe subtilement au mouvement busho-murdochien. Sous couvert de donner des informations indépendantes, conscientes de la propagande de guerre américaine (car françaises, évidemment), les media français ont parfois fait preuve d’une hypocrisie assez savoureuse. Affectant une distance critique consistant à retransmettre en intégralité toutes les images de Fox et CNN en soulignant (ou pas) leur partialité, les chaînes de télévision françaises (le cas d’ARTE restant, comme souvent, à part), malgré leur souci d’objectivité, ne se sont pas gênées pour en reprendre les mensonges tout au long du conflit, se dédouanant par leur habituel et très finaud usage du conditionnel. Dès les première minutes de la guerre, on a sorti l’habillage spécial Irak, et comme ils étaient beaux, on peut se moquer des fonds d’écran "Target Saddam" et autres "Countdown Iraq" américains. Si, si, on peut. Critiquant d’une part la pratique du "journalisme embarqué"avec force clins d’oeil, on aura pu voir sur toutes les chaînes des reporters-gilet-plein-de-poches ronger leur frein et se plaindre d’être relégués à des unités logistiques éloignées du front, alors que les anglo-saxons en général et Fox en particulier étaient, les petits veinards, affectés au feu.

On croit rêver. La manière dont le "journalisme embarqué" a été présenté comme une nouveauté a là aussi confirmé la misère des media français ; changer un terme ne change pas fondamentalement ce qu’il recouvre, sauf en langage journalistique. Une "vraie-fausse" (elle vous rappelle quelque chose,celle-là ?) nouveauté, en somme. Le "journalisme embarqué" n’aura été que le nouveau nom du journalisme chapeauté par l’armée, et celui-ci est vieux comme la guerre. On se demande ce que les journalistes français auraient bien cru pouvoir faire, embarqués avec les unités du front ; peut-être que malins comme des singes, ils auraient pu soustraire à la censure militaire des images objectives.

Il ne s’agit pas ici de prétendre que la couverture médiatique fut intégralement nulle. Oh ben non. Mais à la lumière de la récente épidémie d’attaque contre Fox et CNN de la part de chefs de grands groupes anglo-saxons (en anglais, Banfield pour MSNBC, et Dyke pour la BBC),avec donc en dernier lieu Turner, on croirait que c’est l’histoire de l’entraînement médiatique au service du gouvernement que l’on redécouvre. Dénoncer les mensonges après coup est louable, mais démontre à quel point la loi de l’entraînement affecte les media dans leur ensemble ; un mensonge suffisamment gros est forcément une information. Est aussi information tout ce qui provient d’une autorité, quelle qu’elle soit. La culture du "spin", la manipulation multiforme des media par les hommes politiques, implique aussi une certaine collaboration plus ou moins active de ceux-ci. Aux Etats-Unis, avec le spinissime porte-parole de la Maison Blanche Ari Fleischer [2], on ne parle déjà plus d’armes de destruction massive, mais d’ADMs. Le genre de glissement linguistique anodin, tellement journalistique, qui contente tout le monde. Tout le monde sait bien ce dont il s’agit, non ? Non ? Mais oh tu sais, les bombes, tout ça, les ADMs. L’uranium appauvri ? Baaah...

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Appréciez-vous la guerre du Journal ?
Hearst explique l’utilisation d’armes de destruction massive chez les Espagnols en 1898.

La presse Hearst, à terme, perdit de son influence, comme la présidence de Franklin Delano Roosevelt mettait les opinions crypto-fascistes du magnat en porte à faux avec l’engouement populaire pour le New Deal. On peut espérer qu’avec les élections à venir, le parti démocrate reprendra du poil de la bête, et que les changements de centre d’intérêts viendront remettre en selle l’esprit critique de la presse générale américaine, là où sa presse indépendante et ses mouvements plus radicaux n’auront jamais démérité.

Mais qu’en aura-t-il été des conséquences de la murdochisation du conflit chez nous, qu’aura-t-elle révélé ? Les excès de sa presse n’ont entraîné remise en question de par chez nous, tout forts que nous sommes de la position adoptée par notre gouvernement face au conflit. Elles nous auront confortés dans un étrange attentisme cynique, là où les travers des media américains auraient pu nous faire réfléchir aux notres. Plus encore qu’à une guerre opposant les USA à l’Irak -conflit d’autant moins intéressant pour nous qu’on n’aura jamais sincèrement douté, malgré quelques pseudo-rebondissements médiatiques(ah, l’enlisement de la deuxième semaine...), de la victoire de ces salauds de yankees- nous aurons assisté à une guerre entre des media nationaux, s’appuyant de chaque côté sur les vieux ressorts hearstiens (stéréotypes xénophobes, fierté nationale, sensationnalisme et diverses formes de mensonges) pour s’assurer une audience au dépens de cette foutue objectivité. "Les images existantes, nous disait le bon vieux Guy des familles, ne prouvent que les mensonges existants". Chacun dans son rôle ; la presse française trouvait à loisir dans la presse Murdoch des exemples démontrant la supériorité intellectuelle naturelle du pays des droits de l’homme (c’est nous) sur les gros porcs obèses bouffeurs de burgers, tandis que la presse Murdoch pouvait réutiliser ces mêmes analyses pour démontrer, s’il en était encore besoin, l’arrogance et la condescendance maladives des mangeurs de grenouilles.

Et pendant ce temps-là, finalement, on ne parle que peu de ces guignols qui nous gouvernent, mais oh la la on n’a pas notre langue dans notre poche pour autant. Le débile texan qui s’étouffe sur un bretzel, crétin inculte et ignare qui parle du nez et se prend des claques par les sbires de la World Company, c’est tout de même incroyable qu’il gouverne le monde en étant si con, il n’y a que les ricains pour faire ça, ouais eh ben nous le Bush jr on l’encule. Ce grand froussard huileux, serpent à langue fourchue vendu à l’Irak, il parlerait allemand sans nous, connard arrogant, c’est bien les français ça, qu’ils crèvent, avec leur grand fils de pute. Bien sûr, j’exagère. C’est presque hearstien, tiens, ça. L’objectivité, le relativisme absolu, ça n’existe pas, de toute façon. Et puis les lecteurs, eh ben ils ont un travail à faire, aussi. Oui, oui. Pendant la guerre, comme tout le monde, finalement, on soutient les notres ; à défaut de soldats, les journalistes ou les ministres feront bien l’affaire. Mais pendant ce temps-là, l’air de rien, on ne dit rien. Les vaches sont bien gardées.

Tout ça pour dire que oui, monsieur Hearst, nous apprécions beaucoup la guerre de vos journaux.

Notes

[1Je prendrai comme exemples, faciles, certes, mais ô combien caractéristiques :

- l’odieux sujet présenté dans le "Faux Journal" de CanalPlus, j’oublie à quelle date, sur les étudiants américains en vacances, où l’on apprenait qu’un étudiant bourré c’est très con, et que, attention, un étudiant d’Harvard ou de Yale (comme Bush, entre nous soit dit), est intrinsèquement plus malin qu’un étudiant du Midwest ;

- l’émission "100 minutes pour convaincre" sur l’Irak (10/03/03), présentée par l’incroyable Olivier Mazerolle, qui passa la soirée à donner des leçons à tous les invités américains de la soirée, dont, comble de l’ironie, Kissinger, à qui je doute que Mazerolle ait quoi que ce soit à apprendre sur les finesses diplomatiques, mais moi je dis ça, je dis rien...

[2Sa dernière perle (en anglais ici), au sujet du manque de résultats dans la quête des armes de destruction massive : "La position américaine n’a pas changé. Nous sommes persuadés que l’Iraq possédait effectivement des armes de destruction massive ... que nous trouverons, quelle que soit leur forme." S’il te plait, Ari, fais-nous des armes en forme de poire.