Great Black Music

A Bruxelles, cinéma, free jazz, « musiques noires » et (mes)Entente Cordiale

, par Nico Melanine

Alors que les concerts de louanges autour de l’anniversaire de l’entente cordiale de part et d’autre du Channel commençent à sérieusement donner mal au crâne à en vomir, le cinéma Nova de Bruxelles propose un festival rafraichissant et salvateur, contre la cacophonie néocoloniale ambiante.

A Bruxelles, il y a les incontournables comme le Manneken Pis, la Grand Place ou le palais de justice avec son architecture démesurée, qui comme chacun sait abrite une sorte de passage au Nord-Ouest belge, une porte vers un au-delà nommé Brusel.
Il y aussi les moins connus. La Jeanneken Pis, les frites préparées dans la graisse d’oie ou les maisons art nouveau réalisées au début du siècle entre autres par l’architecte Victor Horta, sorte de Gaudi local, ni plus ni moins intéressant à vrai dire. Pour l’un comme pour l’autre, l’architecture semble constituer un art en soi, s’inscrire dans la tradition occidentale d’un art ’gratuit’, dénué de toute prise sur la réalité, la vie quotidienne.
Mais trêve d’élucubrations touristiques.
Il y a surtout, à Bruxelles, le Cinéma Nova et ses programmations diverses, variées, souvent pointues mais toujours intéressantes, et qui propose donc pour ce mois d’avril un programme intitulé Free Jazz, Great Black Music.

Si Bruxelles est une ville cosmopolite, la Belgique, comme un certain nombre de pays européens semble parfois entretenir un rapport particulier avec son passé colonial. Comme en France, on retrouvera en Belgique des magasins du type de La Maison Coloniale, qui se plaît à célébrer le ’luxe et la simplicité de l’art colonial’, ainsi que d’autres qui cultivent fièrement et ouvertement (ostensiblement..?) une imagerie coloniale malsaine.
La programmation plutôt radicale du cinéma Nova qui débute ce 08 avril 2004 est donc la bienvenue, notamment parce qu’elle tranche de façon salutaire dans une atmosphère générale qui oscille entre la nostalgie coloniale d’un côté, et de l’autre, les célébrations molles et hypocrites d’une ’culture world’ évidemment édulcorée, peu à peu forgée par un marketing occidental à la recherche de nouveaux concepts vendeurs.

La date du 08 avril nous plonge d’ailleurs non sans une certaine ironie au cœur même de ce genre d’atmosphère et de célébrations. C’était en effet il y a cent ans jour pour jour, le 08 avril 1904, que le traité de l’Entente Cordiale était signé entre la France et l’Angleterre [1]. Les évènements divers et tous sans intérêt [2] auxquels donne lieu la célébration de ce traité, qui au mieux occultent, au pire détournent l’aspect fondamentalement politique [3] de cette ’entente’, illustrent bien l’atmosphère rance et une certaine mentalité malsaine qui règnent ces temps-ci.
La façon dont le traité est présenté dans L’Entente Cordiale dans le siècle [4] comme garante des ’valeurs de la démocratie, des droits de l’homme et de l’état de droit’ n’est qu’un exemple parmi tant d’autres qui en dit long sur la capacité qu’ont certaines institutions à s’approprier, détourner ou récupérer l’Histoire à leurs profits.
Dans la lignée on pourra également se référer à la quasi-totalité des presses françaises et anglaises qui ne tarissent plus d’articles insipides sur cette célébration hypocrite, ni de suppléments bidons célébrant avec satisfaction les clichés sur ces deux beaux pays que sont la France et l’Angleterre. Tous, les uns après les autres, participent un peu plus à la falsification de l’Histoire et à sa réécriture dans une version officielle, vierge de toute référence honteuse, épurée, destinée non à l’usage particulier de quelque Dauphin, mais bien à notre usage général.

Dans ce contexte disais-je donc (aurais-je quelque peu digressé ?) la programmation de films autour des musiques noires et du Free Jazz par le cinéma Nova à Bruxelles tranche de façon radicale et salutaire. Leur point de départ pourrait en effet s’organiser autour d’un acte de guerre, nous disent-ils en citant Tobie Nathan [5] : ’Les enfants des Soninkés, des Bambaras, des Peuls, des Dioulas, des Ewoundous, des Dwalas - que sais-je encore ? - appartiennent à leurs ancêtres. Leur laver le cerveau pour en faire des Blancs, républicains, rationalistes et athées, c’est tout simplement un acte de guerre’.
On le voit, la programmation a pour ambition d’être plus qu’une simple présentation de films retraçant l’histoire du Free Jazz. Toujours selon les programmateurs, elle cherche à mettre en relation ’une lutte dans les formes musicales’ avec ’l’histoire des luttes du peuple noir’. Perspective intéressante non seulement parce qu’elle est aux antipodes des célébrations officielles du type de celle mentionnée plus haut, mais aussi, d’un autre côté, parce qu’elle devrait pouvoir apporter des éléments de réponse à une question qui est loin d’être inintéressante : qu’est-ce que la musique noire ? Y a-t-il une, ou même des musiques noires ? Et quelles sont, ou quelles seraient les caractéristiques de celles-ci ? On peut se demander dans quelle mesure une musique, quelle qu’elle soit, peut légitimement être associée à une couleur de peau, quelle qu’elle soit. Le jazz, ou le rap aujourd’hui, ne sont-ils pas tout autant des musiques américaines, ou des musiques populaires que des musiques noires ?

Vastes questions que celles-ci auxquelles je n’ai pas la prétention de répondre et auxquelles le cinéma Nova ne s’intéresse qu’indirectement dans sa programmation, ce qui est peut-être là d’ailleurs le seul reproche que j’y ferais.
De façon plus concrète, ils proposent en revanche un autre questionnement, autour des liens qui existent entre cinéma et musique, image et son, ouie et vue. La programmation de films réalisés par des musiciens eux-mêmes - comme ceux de Luc Ferrari (qui devrait être présent à la diffusion de son film sur Cecil Taylor) ou Phil Niblock, tous deux d’ailleurs plutôt extérieurs à la scène Free Jazz - devrait ouvrir des pistes de réflexion, et souligne en tout cas clairement le rapport entre ces deux champs de création que sont le cinéma et la musique et qui ne sont, ou en tout cas ne devraient être ni exclusifs ni hermétiques.

Des films, des problématiques, des réalisateurs… il ne semble en définitive manquer que de la musique à cette programmation cinématographique dont j’ai de la peine à essayer ne serait-ce que d’évoquer la grande richesse. Mais ce n’est qu’une apparence ! La musique est bien au centre de cette programmation, puisque Nova propose également ce qui s’annonce comme de véritables performances free jazz sur son site même, avec notamment un concert solo de l’époustouflant Peter Brötzmann, ainsi que d’autres concerts ailleurs, en prolongement de la programmation, comme celui de l’inénarrable Mike Ladd.

Voilà, tout y est cette fois. Ajoutez-y des chocolats et de la bonne bière et il n’y a plus aucune raison de ne pas aller faire un tour à Bruxelles. Et puis, c’est pas comme si quelque chose nous retenait en France…

Le programme détaillé est disponible sur le site du Cinéma Nova.

Notes

[1Voir à ce sujet le petit dossier que nous avions réalisé il y a quelques mois de ça, ici, , et encore .

[2Ils sont tous disponibles sur le site nul de l’entente cordiale, sur lequel vous pouvez vous aussi proposer un projet !

[3Lire sur ce point précis le récapitulatif historique d’Alfred .

[4Conseil Franco-Britannique. L’Entente Cordiale dans le siècle. Odile Jacob, 2004.
Le résumé du livre est disponible sur cette page web (cliquez sur la couverture du livre pour y accéder).

[5Tobie Nathan. L’influence qui guérit. Odile Jacob, 1994. p.331.
Ironiquement publié chez le même éditeur que L’Entente Cordiale dans le siècle