IvansXTC

Crachats sur La Mer Morte

, par Jerome

La dernière fois, Jérôme - notre roi du name dropping - parlait du bouquin de ragots destroy de Biskind sur les coulisses d’Hollywood-Tinseltown. Le revoilà lancé sur le sujet avec Ivansxtc un film de Bernard Rose. Où il est question de cinéma, bien sûr, mais aussi de wagons de coke, de caméras DV et de trous dans sa collec’ de disques...

Ivansxtc (prononcez aillevanesecstasy), est sorti en catimini ici (Grande-Bretagne) cet été - je ne sais pas s’il a été distribué en France, on peut toujours faire campagne auprès des distributeurs pour qu’ils foutent un peu moins de fric dans le budget promotionnel des films de Spielberg, arrêtent de payer des pigistes pour dire que Tom Cruise est grand alors qu’il n’est qu’une mâchoire constipée géante, et sortent au moins quelques copies d’un film qui est sans doute un des trucs les plus intéressants sortis d’Hollywood ces deux-trois dernières années (avec « Ghost World » et « George Washington »).

Ivansxtc s’annonçait comme une énième chronique sur la ville du vice et certains y voulaient voir une fiction sur les derniers jours de Don Simpson, producteur de triste mémoire à l’origine de « Top Gun » et du « Flic de Beverly Hills » (’High Concept’, on appelle ça), et connu aussi pour consommer en un jour la moitié de la production annuelle colombienne de cocaïne et tabasser des prostituées.

En fait, ceux qui s’attendent à une charge à la « The Player » seront bien déçus. Il est vrai qu’Hollywood aime bien se regarder le nombril, le film-sur-Hollywood étant presque devenu un sous-genre avec quelques uns des plus grands films de l’histoire américaine : « Sunset Boulevard », « Singin’ in The Rain », « The Bad and the Beautiful », etc…En fait, d’Ivansxtc, on n’attendait pas grand chose, juste un peu de fiel qui nous vengerait d’avoir payé pour aller voir les conneries de Spielberg, en somme un truc dans la lignée de « Swimming With Sharks » (avec Kevin Spacey en producteur tyrannique se faisant torturer par son larbin à coup d’enveloppes et de Tabasco), inconséquent mais somme toute assez jouissif.

De Bernard Rose, on ne connaissait que « Candyman », pas ce qu’on peut trouver de plus arty sur un CV (quoiqu’en fait ce ne soit pas désagréable à regarder, avec une ambiance tristounette et la caution d’une partition signée Philip Glass, pour ceux qui aiment), bref, on se disait que voilà un type qui allait ressasser une légitime rancœur après avoir marné pendant des années. Et il faut dire que le type aurait de quoi puisque les studios ont systématiquement mutilé ou stoppé ses projets depuis quelques années.

Mais voilà, sans refaire le coup de l’outsider, Ivansxtc est un film subtil et plus poignant que virulent ; plutôt que de se livrer à un règlement de comptes hargneux, Rose adapte une nouvelle de Tolstoï (« La mort D’Ivan Illich ») qui donne au film une nuance morbide et douloureuse - l’extase du titre prenant une dimension singulièrement ironique. Ivan Beckman est un agent à succès, avec villa de rigueur à Beverly Hills et piscine, et excès de rigueur de toutes sortes - le film s’ouvre sur l’annonce de sa mort par ses collègues, qui ne croient même pas qu’il ait pu mourir d’autre chose que d’une overdose…et de confier l’annonce de sa mort à un spin doctor pour que ce train de vie décadent ne se retrouve pas en une du National Enquirer à choquer l’Amérique pudibonde.

Ivansxtc ne fait pas dans le cliché ’Rise and fall of a successful executive’, et dresse une chronique compassionnelle et poignante des derniers jours d’un rouage humain de l’industrie hollywoodienne, (inspirée de chute de l’agent même du réalisateur, qui après avoir été une de personnes les plus puissantes ’in town’ fut viré de son agence pour addiction à la cocaine et mourut dans un oubli aussi abyssal que son ascension avait été fulgurante ; le type s’est suicidé pendant le montage du film). C’est un film sur un zombie, un mort en attente : Ivan apprend qu’il est atteint d’un cancer du poumon, et sous le soleil californien on aime encore moins qu’ailleurs les malades.

La grande force du film est de ne pas faire du héros le cliché de la tête à claque parfaite, mais de rendre le type attachant et charmant, cramé par les excès et prisonnier d’un style de vie auto-destructeur, encouragé et licite tant qu’il est synonyme de succès. Danny Huston (fils de…, ce qui prouve que le vieux salaud est resté actif sexuellement jusqu’au bout) habite tous les plans avec une grâce évanescente, l’air d’être là sans vraiment trop y être, tout droit sorti d’un roman de Camus. C’est une de ces performances où on a l’impression que l’acteur ne joue pas et se contente d’être là. Lumineux.

Mais si Ivansxtc est une rêverie zen où la mort est délivrance, le regard porté sur la machine hollywoodienne (ou l’industrie du cinéma en général) est d’une amertume détachée, presque blasée, sans le côté glamour sexy de « Mulholland Drive ». Les scènes où apparaît Peter Weller (« Robocop », mais aussi dératiseur dans « le Festin Nu ») en superstar plus mégalo que Silvio Berlussolini sont d’une férocité inouïe.

Au détour d’une de ces scènes de partouze, avec des bimbos californiennes et une tonne de coke, qu’on imagine probable dans n’importe quel studio (ou à la Maison Blanche), Don West (Weller) humilie avec une violence incroyable (et c’est d’autant plus fort que l’acteur improvise) l’agent, lui rappelant de facto qu’il est à Hollywood une denrée jetable et remplaçable - Disposable Hero of Hypocrisy. Il est vrai qu’un agent n’est rien, juste un rouage avec un bon Rolodex qui vend du relationnel, un maillon dans une économie volatile. C’est une des scènes d’humiliation les plus fortes vues depuis le vicieux et brutal « Sweet Smell of Success » d’Alexander Mackendrick, autre grand film sur l’industrie du vide, la communication.

La scène qui montre le degré de nuance du propos de Rose est une scène de repas avec le père et la sœur d’Ivan, tout deux artistes, qui de reproches larvés (Ivan n’est pas artiste, mais vit sur le dos des artistes) dégénère en effusion de rancœurs familiales quand l’actrice de maîtresse d’Ivan agit trop visiblement sous l’emprise de la coke, et aliène à sa famille un type qui est déjà un paria dans son industrie. C’est poignant sans être glauque, et surtout évite la moralisme manichéen et casse-couilles de ces films qui carburent à l’héroine-chic (« Requiem For A Dream » par exemple, le genre de film qui file des frissons cheap aux dandys décadents de Technikart). Une fin très zen confirme la subtilité de ton de ce film tragique et élégiaque.

Difficile de parler d’un film qui a autant de chances d’être vu que moi j’ai de chances de trouver cet album des Dazzling Killmen que je cherche depuis trois ans (chapeau si vous l’avez), mais mentionnons simplement qu’Ivansxtc est aussi filmiquement un objet complètement digne d’intérêt : entièrement tourné en DV, quatre ans après la charte Dogme, il n’en est pas moins complètement radicalement opposé à ses homologues européens. Alors que la révolution esthétique que le Dogme annonçait n’est devenu qu’une suite de tics pénibles à grand renfort de faux cadrages et de flous gratuits censés donner une crédibilité arty (voir tous les Dogme après le numéro 2, avec mention particulière pour cette arnaque qu’est le film de Soren-Jakobsen, « Mifune »), Ivansxtc est un film de facture très classique, tout en plans séquences simples et dépouillés ; le ton serait le même en 16 ou 35 mm - tristounet, mélancolique, peut-être sans cette souplesse de la vidéo qui permet une grande liberté d’improvisation dans un film qui repose sur ses acteurs - mais n’aurait simplement pas pu être fait, parce que personne à Hollywood n’aurait filé de fric pour ça. C’est donc un film guérilla, fait à l’intérieur d’un système, sans le système et contre le système - à l’échelle de l’histoire du cinéma américain, une vraie petite révolution économique qui aura sans doute plus de portée que les maniérismes stériles d’un Harmony Korine, sans même mentionner le débilement strident « Blair Witch Project », sorte de « Jason » pseudo-indé crétin et rance . La DV a dû laisser au moins un bras libre au réalisateur pour faire un doigt, un ’big fuck you’ aux studios, et il n’y a rien de plus agréable que de voir qu’on peut cracher dans la soupe avec ingéniosité.