Peu de temps après que la presse ait rendu public les conclusions de Mr Rufin, Le Monde Diplomatique, en la personne de Dominique Vidal, a publié sur son site internet une analyse critique du rapport.
Si l’article a le mérite d’être un des rares à relever les principales aberrations du rapport Rufin, à s’y confronter et à oser en critiquer l’auteur, il laisse cependant sur un petit goût d’amertume.
Un certain nombre de points utilisés dans l’argumentation sont discutables, et, personnellement, me dérangent.
Tout d’abord Dominique Vidal n’a de cesse de ramener cette histoire à une affaire de compétence. Les conclusions de Mr Rufin seraient nulles et frappées d’incohérence pour la seule raison que celui-ci "en savait peu" sur la question de l’antisémitisme et du racisme. Il y a là une volonté de ramener la valeur d’un raisonnement à sa seule valeur (prétendument) scientifique que je trouve assez méprisante. Comme si un discours n’avait de valeur que s’il était validé par des autorités compétentes, par quelque institution qui l’aurait au préalable placé dans un champ scientifique valide. Dans L’ordre du discours [1], en se basant sur la traditionnelle opposition entre raison et folie, Foucault établit une distinction entre ce qui est vrai et ce qui est "dans le vrai" [2]. Il critique ainsi la tyrannie et l’exclusivité des disciplines institutionnelles et le fait que globalement, la société attache plus d’importance à tout ce qui entoure le discours (sa forme, la personne qui le prononce, sa validité par des disciplines reconnues et établies...) qu’au contenu du discours lui-même.
A partir de là, on peut se demander si Dominique Vidal aurait seulement osé critiqué un tel rapport s’il avait été rendu par quelqu’un décrété compétent en la matière ; par le champion du monde de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme par exemple...
Quoiqu’il en soit, on imagine qu’il se juge lui compétent et autorisé à parler sur le sujet. On n’en doutera pas. Mr Vidal est rédacteur en chef adjoint du Monde Diplomatique après tout.
Sur le fond du problème, je trouve discutable une des affirmations de l’article, qui présente le sionisme comme une chose du passé, une doctrine révolue qui n’aurait plus cours actuellement. Si l’objectif visible du sionisme a bien été atteint avec la création de l’état d’Israël, on ne peut que constater que le renforcement et la poursuite de l’expansion territoriale - au moyen de l’implantation de nouvelles colonies par exemple - ont depuis 1948 toujours cours, et qu’un retour au pays pour les juifs du monde entier continue d’être prôné, et pratiqué. L’idéologie sioniste peut donc être considérée comme une réalité politique actuelle [3], plutôt que comme un "objet d’étude - passionnant - pour l’historien", qui est ce à quoi Dominique Vidal - dans sa fascination pour les disciplines universitaires figées - la réduit.
Et malgré ce qu’insinue l’article, qui considère que seul le gouvernement d’Israël, et non pas le sionisme lui-même devrait pouvoir être l’objet d’attaques, il me semble qu’une doctrine et une idéologie sont en tant que telles tout aussi critiquables que la politique intérieure ou extérieure d’un état.
Face à ce qui s’apparente à une forme de pression exercée sur le langage, qui cherche volontairement à semer la confusion dans les termes et ainsi à proscrire toute critique de l’idéologie sioniste, il convient de ne pas céder.
Plus loin, l’article commente la notion floue d’’antisionisme radical’ évoquée par Rufin dans son rapport : "créer un nouveau concept ne suffit pas à donner corps à la réalité qu’il prétend exprimer". Clairement, cette notion qui peut désigner un peu tout et n’importe qui mériterait d’être définie. Et puisque Dominique Vidal semble en être conscient, on ne peut que davantage déplorer que quelques lignes après son commentaire il reprenne sans trop de problèmes cette notion à son compte en y assimilant à la fois des négationnistes et des groupes islamistes intégristes. A manipuler des concepts sans les définir, on risque des associations douteuses. Je ne me risquerai donc pas à ce petit jeu, mais je m’interroge sur la pertinence du lien entre négationnisme et antisionisme. Rien ne vient indiquer que l’antisionisme relève spécifiquement du négationnisme et notamment pas le fait qu’il existe un antisionisme juif.
Si ces quelques critiques peuvent au final paraître principalement d’ordre sémantique, elles ont néanmoins leur importance, notamment parce que les notions discutées ici recouvrent avant toute chose une réalité tragique et concrète. Celle que subit au quotidien la population palestinienne qui est certes victime de la politique de l’état d’Israël, mais bien également de l’idéologie sioniste, que l’on peut considérer comme un nationalisme et un colonialisme, et que l’on se doit de combattre sur tous les fronts, y compris, donc, celui du langage. Car céder sur ce terrain - ce que Le Monde Diplomatique, tout en le reprochant à Rufin, fait en partie dans son article - c’est en quelque sorte avaliser des assimilations erronées (du type antisionisme = antisémitisme ou antisionisme = négationnisme) et ainsi contribuer à faire passer le sionisme pour une doctrine acceptable, hors de portée de toute critique. Ce qu’il est loin d’être.
Dans ce cas particulier comme de manière générale, le langage ne doit rien concéder à l’idéologie. Il influe en effet directement sur notre raisonnement, notre façon de penser, et par conséquent sur nos actions. Comme le disait très justement Wittgenstein : "Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde" [4].