Sightings, le retour de la No Wave qui rend sourd

, par Jerome

Sightings sont-ils en train de regénérer le rock, comme certains le prétendent ? Sont-ils les Unsane des "noughties", comme on a pu le lire ? Ou encore une déception de plus d’avoir acheté un disque sur la foi d’un article prometteur mais à côté de la plaque ?

Sur le papier, Sightings, malgré leur nom pas terrible, ça a franchement de la gueule. Et constitue un objet de choix au concours des métaphores et références superlatives journalistiques. Trouver une copie de Michigan Haters, le second album du trio new-yorkais, a relevé de l’enquête policière. La première chose que l’on pourra dire pour épater le chaland, c’est que c’est un groupe qui va faire la fortune des oto-rhinos.

Un article dans le numéro de mars de Wire titillait cette part de masochisme qui consiste à acheter la nouveauté la plus épouvantablement violente et inécoutable du moment, le truc le plus radical possible (exception faite des disques recensés en pages Far Out/Extreme Limits, mais j’avoue que je n’ai pas forcément envie de me précipiter sur le disque d’un actioniste viennois hurlant en train de s’écraser la bite avec un marteau). Méfiant devant ce qui pouvait n’être qu’une tentative du magasine de raccrocher les wagons avec le revival rock actuel (trio new-yorkais super zinzin, revenant à la sauvagerie du punk-rock, musique de barje, tout ça), on est aller vérifier sur le net que Sightings sont le groupe hot dans les coteries underground. Un fan américain y évoquait Unsane, et on y trouva une recommandation de Weasel Walter, ex-guitariste des furibards prog-rock-jazz-noise chicagoans Flying Luttenbachers (et maintenant passé ingénieur du son, notamment du chouette album d’Erase Errata) et critique (le magazine Blastitude), comparant l’écoute de Michigan Haters à se "faire faire une bonne pipe tout en se faisant verser de l’acide dessus". Forme de sexe oral que je n’ai pas encore essayée, mais ça m’a intrigué.

Muck Fichigan

Après avoir épuisé la patience d’une demi-douzaine de disquaires londoniens (’les quoi ?’), et proféré tous les jurons possibles contre une ville qui n’a pour bible que le NME, le seul espoir de trouver le groupe de rock le plus radical du moment était l’internet, mais manque de bol, même le distributeur (Load) n’avait plus une seule copie de l’album. De quoi se décourager. Sightings apparurent sur les listings de concerts peu après, ce qui s’avérait une perspective assez excitante, vu ce que l’on avait lu sur le goût du groupe pour la confrontation scénique. Et là ça relève un peu du gag à la Devos, considérant le nom du groupe : le concert des Sightings était annulé, nous laissant déçu et perplexe au spectacle d’un des rédacteurs barbus de ce site s’étranglant sur une vague sorte de kebab indien un peu épicé. Pas entendus, pas vus, Sightings étaient en plus remplacés par un groupe qui dut également se faire remplacer [1]. Tout cela donne envie de faire des jeux de mots très pourris. Le salut vint d’un disquaire de Groningue et des joies du paiement par PayPal. Entre temps un autre article de Wire sur le troisième album, à venir, des Sightings en remettait une couche avec cette comparaison assez motivante d’un "disque d’Autechre passé à la tondeuse à gazon". Je voyais déjà une conspiration de douaniers bataves et l’incompétence des services postaux de Sa Majesté Elizabeth II rendre l’acquisition du disque encore plus cocasse [2]. Mais, en cette belle matinée de juin, une de celles où au moins il ne pleut pas, le préposé aux postes a interrompu mon petit déjeuner en me livrant mon petit paquet estampillé aux armes néerlandaises. Je n’ai donc pas pu attendre et c’est donc mon yaourt pomme-pamplemousse-citron à la main que j’ai eu mon premier contact oral avec Sightings. On peut donc commencer le concours de métaphores référentielles débiles.

Michigan Haters n’est pas le disque le plus ultime du rock, loin s’en faut, il y aura toujours des furieux japonais comme les prog-rockers indus-noisy de Zeni Geva pour faire vivre l’industrie du coton-tige. Et des millions d’autres qui font du n’importe quoi ou du tellement sauvage que leurs auditeurs blasés lèveront les yeux aux ciels en disant que "pfff...les Sightings !?!, t’as pas vu le concert de Machin, il joue de la guitare avec un bulldozer et tire des roquettes sur le public à la fin". Voui. Reste que dans la catégorie rock ou punk, Sightings ont une certaine conception nihiliste des limites du genre. Disons qu’on s’attendait, à l’évocation d’Unsane, à un de ces disques de noise violents et tendus qui fleurissaient il y une dizaine d’années [3], avant le post-rock et les néo-pinkfloyderies style Tortoise, et qui vous donnaient envie de sortir de vous-même et d’aller étrangler vos vieux cons de voisins racistes avec leur clebs qui gueule tout le temps, et qui s’avèrent toujours inépuisables pour supporter au quotidien le sourire idiot et hypocrite de la pouffiasse du département marketing. Mais Sightings ont un autre agenda, qui est de faire fondre la matière plastique. Ce qui rend l’écoute de leur disque assez problématique. Ils jouent tellement fort - visiblement en son direct, sans doute même en improvisant pas mal - qu’il devient parfois impossible de distinguer qui fait quoi. Les bruits des instruments se mêlent et semble générer d’autre sons. L’écoute au casque, même à un volume plus qu’honorable, si elle laisse l’impression de se faire un shampoing au râteau, donne d’ailleurs une impression totalement différente. Presque décevante - mais vous tenez à avoir une vie sociale. Joué à fond les ballons, les baffles crépitent, on se croirait en train d’écouter le lave du Vésuve au stéthoscope, style Haroun Tazieff du rock.

Je me sens comme une Porsche

Que c’est beau. A leur plus intense, le bruit qu’émettent Sightings est une sorte de continuum surhumain, un dégueulis sonore qui a perdu tout contrôle. Ils reprennent ici à un titre figurant déjà sur leur premier album éponyme, ajoutant à la bouillie binaire et arythmique des trois minutes d’"I Feel Like A Porsche" une spirale de feedback qui prend une tournure dramatique et lessivante, quand à la collision des instruments s’ajoutent des incantations d’animal possédé. Le tout provoquant en huit minutes un état hallucinatoire évoquant un viol anal par un phacochère en rut. Bestial et lobotomisant. Les comparaisons avec la baston de guitares Sterling Morrison/Lou Reed sur "I Heard You Call My Name" ou "L.A Blues" des Stooges sont justifiées, "I Feel Like A Porsche" est non seulement le sommet de l’album mais très certainement le meilleur truc que j’ai entendu depuis belle lurette dans un registre animal transcendant le rock noisy et la musique improvisée. Les références sont à aller chercher dans les hôpitaux psychiatriques, EDF-GDF, la métallurgie, la no-wave dans ses représentants les plus agressifs (surtout les Contortions, peut-être parce qu’ils jouaient de la guitare avec des perceuses) pour les titres les plus conventionnels ("Cargo Embargo", défouraillé en une minute). "Bought A Grandfather Clock", avec sa rythmique bordélique, rappelle le fracas du premier album d’Half Japanese [4] et les conditions d’enregistrement live sont assez proches, mais ici rien du côté bisounours de Jad Fair. Ces gens-là sont des méchants. Les excès sonores et la laideur ambiante du disque pourrait évoquer certains titres des Butthole Surfers comme "U.S.S.R", sur Locust Abortion Technician (1986), mais la comparaison vaut surtout parce que, comme avec les albums des débuts des Texans frits à l’acide, il est quasiment impossible de se concentrer sur autre chose quand le disque passe.

Mais difficile aussi de ne pas y revenir : j’ai écouté le disque quatre fois de suite en essayant de digérer mon yaourt, en me demandant si c’était dans le disque ou si c’était mes voisins du dessous qui tapaient au plafond, et en me posant des questions d’ordre plus général sur mes motivations à écouter ce genre de musique, en gros si j’étais normal. Comme me l’avait dit un jour quelqu’un en venant enlever de force un disque de la platine, "LA VIOLENCE, J’AIME BIEN, MAIS LA, CA SUFFIT !!!". Autre sommet d’agression, "Ich/Ic" pourrait aussi se décrire comme une version suraigüe d’Unsane, les deux groupes produisant l’impression physique d’un passage à tabac. Et là c’a été presque trop beau pour être vrai, ma chaîne a cessé la lecture pendant près d’une minute, pour aller la reprendre au milieu d’un autre titre. Epiphanique, je vous dis. Seul moment à peu près calme de Michigan Haters, "Chili Dog" s’ouvre sur une série de ces blips que produisent les amplis quand vous les éteignez/rallumez, le tout avançant vers une sorte de Kraut-Rock produit par des gros costauds adeptes de guitares musclées. L’album se clos sur deux titres hideux qui doivent aller dans une direction proche de Throbbing Gristle s’ils avaient fait du rock : vous rendre sourds ou vous forcer à quitter la salle. "Guilty Of Wrecking" est un assaut dépassant les huit minutes de guitares stridentes qui ont dû priver la moitié de New York d’électricité.

Comment dire ? Ca crépite comme si le type était lui-même branché à la prise 220 volts et jouait en état d’électrocution. Il y là-dedans une volonté de, je ne sais pas, choquer, énerver, se rebeller ou repousser tout-à-fait exemplaire et qui laisse penser que ces gens sont pissed off au-delà de tout contrôle. A la différence de certains cas cliniques japonais, Sightings ne jouent pas aussi fort pour expérimenter ou pour se défouler, mais pour expulser quelque chose de si intensément négatif que l’on pense immédiatement à ce que l’on devait ressentir aux meilleurs - et courts - moments de la No Wave. Le groupe ne s’encombre pas de fioritures arty - une simple pochette avec un travelo la clope au bec et une photo de deux membres les bras croisés en signe de No Bullshit attitude, on pourrait presque croire au CD-R d’une démo. Les trois membres de Sightings, qui ressemblent à des pompistes après une journée de boulot, avouent eux-mêmes ne pas toujours se rappeler ce qu’ils jouent, mais Michigan Haters prouve qu’il n’est plus simplement question de se torcher la gueule en se faisant du mal à soi et au public. Ce qui fait du Absolutes, leur troisième album qu’on attend ce mois-ci, un sérieux prétendant au titre de monstruosité punk de l’année 2003. D’ici là il aura fallu s’acheter une autre paire d’oreilles.

Notes

[1Évidemment, on n’est pas au niveau des grandes heures des Butthole Surfers, qui pour cause de Gibby Haines trop défoncé, durent un jour se faire remplacer par les Replacements.

[2la situation de la poste britannique est franchement absurde, le gouvernement Blair ayant refilé des millions de livres à des ’créatifs’ pour qu’ils rebaptisent Royal Mail - premier pas vers la privatisation, on change de nom - avant de s’apercevoir que non seulement de s’appeler Consignia ne suffisait pas à améliorer les performances mais qu’en plus personne ne se souvenait d’un nom aussi con, et de revenir après un an au Royal Mail originel. Quelques gros malins ont là-dessus dû se faire de quoi payer 10 ans de scolarité à Eton à leurs mouflets - on ferme là cette parenthèse sur les petites filouteries du néo-capitalisme

[3Là, on ne peut pas s’empêcher de mentionner les Dazzing Killmen ou Shorty.

[4Half Gentlemen, Not Beasts(1981). Ceux qui ne connaissent du groupe que les ritournelles garage de Jad Fair trouveront là le premier TRIPLE album auto-produit de l’histoire du rock et un sommet de rock primitif. Les deux frères à lunettes frustrés du kiki - Jad et David Fair - enregistrent à toute berzingue, dans la cave de leurs parents, 51 titres débités sans la moindre pitié en un temps record. Tout est dissonant, foutraque, au point qu’une écoute en longueur peut entraîner l’épilepsie. Des comptines d’amours adolescentes gémies dans un barouf de guitare désaccordée et de batterie bordélique, mêlées d’incursion au Bontempi répétant une seule note. Naïf et ultime.