Les Forces Françaises Libres en finale
On est en finale. Nous, la France, nos Bleus, les p’tits gars, l’Equipe de France. Marrant comme on évolue. Il y a deux semaines, alors que le pays entier les donnait perdants au premier tour, certains parmi “nous” se sont bien lâchés. A leur tête, évidemment, exprimant tout haut ce qu’on pense tout bas, le vieux Le Pen a pris sur lui d’annoncer officiellement nos sentiments. Eh ben voilà, non seulement ils sont mauvais, mais en plus ils sont pas blancs. La France ne se reconnait pas en cette équipe, qu’il nous dit,“peut-être parce que l’entraîneur a exagéré la proportion de joueurs de couleur.” Ah, mais on a déjà entendu ça : Le Pen nous fait le coup à chaque coupe du Monde depuis 98. Mais l’écho, bien sûr, n’est pas exclusivement auto-référentiel.
Le Pen exprime tout haut ce qu’Alain Finkelkraut chuchotait il y a quelques temps au journal israélien Ha’aretz [1], prétendant avec une naïveté feinte qu’il ne pensait pas que ses propos (incompris, bien évidemment, la pensée du philosophe étant si complexe) seraient repris dans la presse française. Le problème, qu’on nous dit, c’est que cette équipe est trop noire. Ce problème, on en retrouve l’écho distordu dans les critiques faites à Raymond Domenech avant le tournoi. Ils sont trop vieux, ils ne courent plus, ils n’en veulent plus, ils sont fatigués, ils vont foutre la honte à toute la France. Trop de noirs en 98, ça allait, mais s’il se mettent à perdre on va peut-être se mettre à questionner l’obtention de leurs passeports...
J’éviterai les considérations sur la justice poétique de la tournure des évènements, notamment parce que comme une grande majorité de Français et de citoyens du monde je ne donnais moi non plus aucune chance à cette équipe. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt le glissement entre la France "black-blanc-beur de 98" et son pendant honni puis sauvé de 2006.
L’antifrance footballistique, une tradition française
Après son infâme commentaire, Finkielkraut aura passé quelques temps à tenter de s’expliquer. Dans cette interview avec Elkabach [2], il essaye de préciser : "Il (mon père, ndlr) voyait la composition de l’équipe de France, Kissovski, Copa, c’est à dire Copachevski, Pieantoni et il s’amusait et il dit : "mais est-ce qu’il y a des Français dans cette équipe ?". Il entendant par là Français de souche, c’était un rire innocent, un rire sans méchanceté dont j’ai voulu faire ressentir l’écho dans ce texte."
C’était donc une blague. La petite histoire nous rappelle une chose cependant : les plus grandes équipes de France de l’histoire auront toujours été composées d’immigrés et de fils d’immigrés issus d’une variété de pays, et bien sûr d’Antillais. L’équipe de 58 dont parle Finkielkraut ici fut la première à atteindre une demi-finale de coupe du Monde, avec les premières grandes stars internationales du foot français : des Polonais au nom francisé, des Italiens, fils de mineurs, des enfants de la plèbe. L’équipe des années 80, deux fois demi-finaliste et championne d’Europe, c’est un festival des nations : Platini, Bellone, Battiston, Ferreri sont tous fils d’Italiens, Fernandez et Amoros fils d’Espagnols. Janvion, Trésor représentent les Antilles, Tigana et Touré l’Afrique. Les joueurs de foot ne sont pas tant issus de groupes ethniques que de groupes sociaux : le foot, c’est l’ascenseur social, le rêve des banlieues, l’espoir hors de la mine. Le football se développe plus particulièrement dans les régions industrielles et les banlieues précisément pasrce qu’on y trouve les populations immigrées et les classes sociales les moins aisées. C’est la même histoire depuis les débuts du football professionnel en France. Dans une interview à Libération, le sélectionneur Domenech, lui-même fils d’un Républicain catalan réfugié en France après la guerre d’Espagne nous disait ceci : "Gamin, j’habitais un quartier qu’on dirait aujourd’hui sensible de Lyon, au nom prémonitoire : les Etats-Unis.Il y avaitr une seule famille d’origine française, une seule. C’était un mélange permanent. Il n’y avait pas de "noirs" ; c’est une expression que je n’ai jamais employée : des Congolais, des Ivoiriens, des Maliens, oui, mais pas des "noirs". D’autres venaient d’Afrique du Nord, d’autres d’Espagne. Alors on en jouait. On se faisait notre coupe du Monde [...]."
C’est dans l’éternel vivier du sport, le prolétariat, que l’équipe de France a toujours puisé ses plus grandes stars. Pas grave ; le problème, évidemment, ne tient pas véritablement à leur carte d’identité. Pour Le Pen comme pour Finkielkraut, le problème, c’est véritablement leur couleur. Les bougnoules ont remplacés les macaronis. Au moins les ritals étaient plus ou moins blancs et catholiques.
Ces derniers temps les séparations symboliques entre le Front National et la politique française classique ne font plus rire personne. On recycle Le Pen à tour de bras et il le sait, il en profite. En 98 on le voyait comme un rabat-joie, tout ce qu’on était à célébrer la victoire de la France. Entre temps on aura eu toutes les excuses du monde, le 11 septembre, les émeutes d’octobre, les une-deux entre intégristes et crypto-patriotes, et Le Pen est le premier à ricaner avec Finkielkraut, de voir le bon philosophe faire son boulot gratis. C’est de saison. Rien de nouveau sous le soleil, cependant. Les temps sont à la tolérance du racisme ordinaire français, sans honte, avec fierté même. On en parle avec quelques nuances.
Ainsi, Finkielkraut ne peut-il pas reconnaître véritablement être d’accord avec Le Pen, S’accrochant à toutes les branches pour tenter de se dédouaner, le bon Alain nous expliquait que ça fait ricaner parce que c’est "un privilège post-colonial ", tous ces gars issus des Antilles et des anciennes colonies représentés dans l’équipe. Bien tenté, Alain. Il est pour le moins intriguant que Finkielkraut situe le privilège post-colonial au niveau du sport ; personnellement, je croyais que c’était la Françafrique, le privilège post-colonial. Finkielkraut suggère une espèce de traite négrière des talents footballistiques, visant plus ou moins explicitement les joueurs français d’origine africaine. Il suggère aussi subtilement qu’ils n’ont pas vraiment leur place dans l’équipe, qu’on les choisit parce qu’ils sont meilleurs que d’autres joueurs potentiellement plus français qu’eux. C’est fin, cette technique. Parce qu’il sait évidemment qu’on doit être français pour jouer en équipe de France, Finkielkraut laisse entendre que certains sont plus français que d’autres.
Alors soit. On en revient à l’éternel adage : en France, tu es français tant que tu gagnes, et tu redeviens noir dès que tu perds.
Thuram au secours
Lilian Thuram, lui, a décidé de reprendre les propos de Domenech à son compte ; en réponse au gros porc du Front National, il a déclaré : "D’ailleurs moi, je ne suis pas noir." Le Guadeloupéen ne s’exprime jamais au hasard ; sa bonne blague n’est pas aussi anodine qu’on pourrait le croire. Il n’est pas noir, il est français. Quand il renvoie Le Pen à ses livres d’histoire, c’est aussi Finkielkraut et tous les chuchoteurs qui se retrouvent dans les déclarations de Le Pen qu’il tance, en soulignant le caractère éminemment visuel de ce racisme ordinaire. Il se base sur l’essentialisme crasse de ceux qui croient la France un pays blanc. Ce sont les mêmes qui font tout un foin autour du premier présentateur de JT noir : c’est qu’on n’est pas habitués à en voir des noirs, mis à part à la télé en train de chanter, danser ou faire du sport, ou dans les rues à balayer, ou dans les hôpitaux, ou à la poste, ou dans l’armée... Ahem. Ce que n’apprécient pas nos amis Alain et Jean-Marie semble être le fait que l’invisibilité des groupes ethniques non-blancs est paradoxalement révélée dans la composition de l’équipe de France. Ce qui est choquant, ce n’est pas qu’on voit tellement de noirs dans l’équipe de France, mais bien qu’on en voit si peu ailleurs.
D’où ils viennent tous ces basanés, on les a pas vu arriver ?!? L’histoire de France lepéniste que critique Thuram, c’est aussi pour beaucoup celle qu’on a apprise à l’école : les noirs y sont généralement Africains, et les noirs français en sont généralement absents, ou incolores, par la magie républicaine. En sport, on les tolère pour leurs exploits, mais juste pour ça. Le noir n’étant principalement qu’une machine de muscles, on s’attend au minimum à du bon spectacle. Sinon, vraiment, ça rime à quoi qu’ils soient français ?
Entre juillet 98 et juillet 2006, quelque chose a changé. Les émeutes d’octobre auront révélé à grande échelle que pour beaucoup, intégration veut dire ferme ta gueule et disparais. Tu peux plus l’ouvrir maintenant, si t’es un français comme les autres, nous fait pas chier avec tes problèmes. Je me suis déjà exprimé sur les intéressantes différences de traitement entre les émeutes d’octobre et les manifestations politiques contre les réformes de de Villepin : il y a, apparemment, des émeutes politiques et des émeutes sauvageonnes, qu’on ne juge pas sur leurs résultats mais sur leurs supposées intentions. De même tous ces noirs millionaires, qui jouent en Italie, en Angleterre, ils faisaient honte au maillot tout le temps qu’ils ne gagnaient pas. Ils faisaient honte à la France, à ne pas chanter. Etre tellement noir sans être héroïque, ça passe mal, en France. Il faut faire quelque chose pour faire passer la pilule, car enfin les noirs sont tolérés, mais faut pas pousser mamie dans les orties non plus. Thuram, lui, réclame le droit d’être juste français. Avec un petit sourire en coin.
Nous venons des colonies pour sauver la patrie [3]
C’est que les noirs français sont habitués à être français quand ça arrange, et négros le reste du temps. Voilà ce qu’elle explique, cette petite touche de Thuram. Quand il répond à cette interview, juste après la classieuse élimination de l’Espagne en huitième de finale, il sait bien qu’il est à nouveau glorieusement français. Il contourne les conventions et rappelle subtilement les leçons d’octobre : il joue au naïf avec Le Pen mais c’est à toute la France qu’il dit : si vous n’êtes pas avec Le Pen, encore un petit effort pour être des français dignes de ce nom. Comme nous. Eh ouais, vous avez bien lu. La France éternelle des droits de l’homme, personne ne la connaît mieux que les antillais et les descendants d’immigrés : personne ne l’aura vue plus grande ni plus mesquine, personne ne l’aura vue sous tous ses aspects et contradictions aussi bien que les enfants sombres de Marianne. Ce que Thuram suggère ici, c’est que la France monolithique des Le Pen, Finkielkraut et autres Max Gallo n’existe pas ; la France n’est pas blanche, elle n’est pas chrétienne, ni éternellement juste. Il lui arrive plus souvent qu’à son compte de traiter ses enfants comme de la merde, de les écraser tout en prétendant leur ouvrir les bras. Ça expliquerait une certaine animosité, mais les réactions hostiles sont, au final, et au vu de l’amplitude des dégâts au cours de l’histoire, relativement bénignes. C’est qu’on s’habitue à prendre le meilleur partout où on va, en se rappelant du reste, toujours, les insultes et le mépris. Ça aide à savoir manier l’ironie. Comme le souligne encore une fois Thuram, la France qui descend dans la rue à chaque victoire se reconnait dans cette équipe, notamment parce que pour beaucoup des plus basanés c’est la seule représentation officielle qu’on leur donne jamais, nonobstant Harry Roselmack. Cette France-là sait dans ses os ce que l’autre France, la France officielle, doit à ses bougnoules, envoyés au casse-pipe pendant des générations, sur le front, à la mine, et dans les stades, dans tous les coins touchés par les rayons de l’esprit français.
La finale reste à jouer. Tous les 4 ans, la Coupe du Monde est un moment d’introspection : soutient-on la France comme des gros cons chauvinistes, parce qu’ils nous représentent, nous, les Français, ou parce qu’ils jouent bien, ou les deux, ou quoi ? C’est difficile à dire. De l’étranger, ça semble simple. Il ne vient pas aux esprits de questionner la francitude des joueurs de foot. Ils s’en branlent comme de leur premiers crampons, parce qu’au final, ce sont bien les Zidanes et les Henrys qui claquent les buts pour la France, qu’ils soient de souche ou pas : c’est la méritocratie sportive. D’en France, quand tout marche, on essaye d’éviter les choses qui fâchent...
J’ajouterai juste ceci : enfant, je me rappelle que ma mère, qui se foutait royalement du football en général, s’arrêtait cependant régulièrement pour préciser : " Janvion, il est Martiniquais ! Trésor, il est Guadeloupéen. Luc Sonor aussi." Parce que les Antillais sont Français tous seuls dans leur coin, généralement, puisque leur couleur annule leur carte d’identité, leur présence en équipe de France aura toujours été une revanche invisible. Au final, ce qui fait peur à Le Pen et Finkielkraut, ce n’est pas que les joueurs noirs ne chantent pas la Marseillaise, qu’on a pu voir beuglée par les Antillais de l’équipe comme s’ils reprenaient le Monte Cassino [4] ; c’est plutôt que par écho, la simple présence des indigènes de l’équipe de France rappelle au pays tout entier ce qu’il doit à ses bougnoules, dans le présent, dans le passé, dans les aventures sportives les plus triviales et les moments historiques les plus sérieux.
Au final, évidemment, il ne s’agit bien que de football. Que la France gagne ou pas, les rues seront envahies, on fêtera dignement l’incroyable retour et le sublime au revoir du grand Zidane, on discutera éternellement les courses folles de Ribéry et les finesses de Henry, la nouvelle saison commencera et on oubliera tout, tout doucement, et aux élections l’année prochaine Le Pen se retouvera encore au deuxième tour, quand tous ces couillons trouveront un nouveau moyen de stigmatiser la couleur de peau. En attendant, je ne peux pas m’empêcher de jubiler ; la France dont Thuram parle avec tant de subtile ironie, je la connais, et je déguste chaque minute où elle apparait à la télevision. Cette France-là a un passé pour le moins douteux mais elle ne s’en cache pas ; ce sont ceux-là même qu’elle a le plus meurtri qui viennent à sa rescousse, peut-être pour la gloriole, mais surtout pour la démonstration. Le mensonge de votre France éternelle, ce sont les mal-français et les mal-blanchis qui lui donnent son cachet. La France de Thuram, c’est celle qui sait qu’elle n’a pas répondu aux attentes mais qui, en connaissance de cause, essaye de faire mieux. Ceux qu’elle a floués rigolent en douce, ils connaissent la chanson, mais ils lui donnent une nouvelle chance. Voilà comment les enfants sombres de la patrie ont toujours réclamé leur dû. Je ne sais pas si cette France existe véritablement en-dehors des terrains de foot, où elle n’existe que par interprétation ; raison de plus pour l’y louer. Mais l’ironie finale réside dans le fait que malgré les jérémiades des Finkielkraut et autres Le Pen, la France dont parle Thuram, c’est aussi la seule que connaissent des millions d’étrangers. En ce moment, et pour de longues années à venir pour les innombrables amateurs de foot du monde, la France, c’est Zidane, Vieira, Thuram et Ribéry, des Arabes, des Antillais, des Africains et des racailles de banlieue. Allez voir expliquer cette affaire.