Cinémétèques

, par Jerome

Deux films sortant ce mois-ci tendent à prouver que, question représentation des dominés de l’ordre économique et social dans le cinéma, c’est plus que jamais l’impasse totale, à la fois dans la forme et le fond. L’un par son naufrage total (Dirty Pretty Things de Stephen Frears, sortie annoncée fin mars), l’autre par ses qualités trop évidentes (City of God du brésilien Fernando Mireilles, sortie le 12 mars). Pourquoi acoquiner un naveton risible dont personne ne sera dupe et un produit hype dont tout le monde sera dupe ? Parce qu’assez symboliquement les deux ont les yeux tournés vers l’Amérique, l’héroïne du premier rêvant d’émigrer à New York et le réalisateur du deuxième lorgnant fortement vers Scorsese pour raconter 20 ans d’histoire d’une favella. Entre une merde racoleuse et un exercice hyper stylisé d’épate petite bourgeoise, on reste un peu dubitatif sur ces deux couleuvres qu’on voudrait nous faire avaler.


Si on vous dit que Frears a confié le rôle principal de Dirty Pretty Things à Audrey ’Arrétez-de-m’appeler-Amélie-Poulain’ Tautou, ça vous donne une idée de quoi attendre. Si on ajoute que ce rôle est celui d’une jeune Turque en situation irrégulière à Londres, ça laisse douter de la jugeote ou du simple bon sens du réalisateur et de son directeur de casting. Mais bon, Stephen Frears, qui file depuis pas mal de temps un mauvais coton, on lui doit un plutôt bon polar solaire (The Hit) et une des rares bonnes adaptation de Jim Thompson (Les Arnaqueurs), donc, on s’est dit pourquoi pas. Bien que sceptique sur la viabilité du casting, et bien rebuté par son High Fidelity, qui semblait l’exemple même du film fait par un type qui doit payer ses impôts. Non seulement le film réussissait l’exploit d’être aussi anecdotique que le bouquin de Nick Hornby, sans même en avoir l’espèce de drôlerie inavouable du trentenaire immature, et n’étant rien d’être qu’un caprice de môme gâté de John Cusack, qui en sa qualité de chicagoan et de producteur délocalisait la boutique de disque miteuse d’Islington à Wicker Park, son équivalent branchouille américain (ça me fait un peu penser à cette anecdote du touriste yankee qui voulait racheter le London Bridge en pensant acheter le Tower Bridge, et s’est fait refiler le vrai London Bridge, c’est-à-dire une plaque de béton vilaine comme tout). Bref, High Fidelity c’était pas bien du tout, on aurait dit que Frears s’en foutait éperdument, avait confié le film à son assistant et était allé taper le carton au troquet local.

Apparemment, sur Dirty Pretty Things il a encore passé pas mal de temps au bistrot, et n’avait pas lu le scénario sinon il aurait jamais osé laisser passer ça. Le film passe complètement à côté des enjeux de son sujet (comment survivent les immigrés à Londres) dans un immense bâclage indigne du plus fieffé cancre. Et pourtant sur le papier, le film pouvait être prometteur, et une amie anglaise m’avait dit ’It makes you feel ashamed’, et il était facile de voir pourquoi tant l’autre aspect de cette mégapole cosmopolite reflète les contradictions du processus de globalisation. Tout le monde veut y venir, les Français bobos parce que c’est cosmopolite et moins ouvertement raciste qu’en France, les Espagnols et les Italiens parce qu’ils apprendront une langue qui leur permettra après de servir des margaritas aux touristes anglais, allemands ou néerlandais sur la Costa Brava - l’Anglais étant le seul et vrai Espéranto - et le reste du monde parce que leurs économies sont dans de tels états (et consciemment entretenus ainsi par les crapules du F.M.I) que c’est le seul moyen de ne pas crever de faim. Vu au quotidien, c’est une succession de petits ghettos où la sauvagerie libérale le dispute à l’indifférence la plus générale, où il faut avoir trente-six mille boulots de merde pour se dégoter une baraque pourrie dans un quartier de merde (pense-t-on que le chauffeur bengali de minicab à qui on doit essayer de mégoter deux ou trois livres, il a sans doute une journée passée à faire un autre boulot de merde pour même pas le salaire minimum ?).

Justement, de minicab, il est question de ça dans Dirty Pretty Things puisque notre héros (Chjiwetel Eiiofoi, acteur impeccable au jeu sobre et rentré) en conduit un le jour et fait portier dans un hôtel la nuit. Et rencontre Amélie Poulain, et comme un malheur n’arrive jamais seul, découvre le pot-aux-roses dans son hôtel chicos, à savoir un trafic d’organes. Déjà que la crédibilité du film était sérieusement plombée par la tentative d’Audrey Tautou de nous convaincre qu’elle sait jouer autre choses que les nunuches romantiques, et qui en plus sonne comme une Française qui essaierait d’imiter une Espagnole parlant l’Anglais (mais qui connaît ses verbes irréguliers), Stephen Frears abandonne son sujet où bout d’une demi-heure pour virer dans le thriller conventionnel et une love-story platonique qu’on voit arriver grosse comme un camion. Renonçons à qualifier le sagouin qui a écrit ça, le réalisateur de toute façon est en service minimum et affadit toutes les idées excitantes qui auraient pu sauver le film.

Bien que trouvant des échos dans la réalité (le corps démembré et sans tête d’un ado noir a été retrouvé il y a quelques mois sur les berges de la Tamise, des ateliers clandestins ont été démantelés le mois dernier sur Brick Lane, la rue branchée au cœur de Whitechapel, où des mômes faisaient des fringues pour Gap et Next), Frears se contrefout éperdument de qui exploite qui et se concentre sur son historiette d’amour. Donc le brave nigérian se mettre en quatre pour aider Tautou à se barrer pour New York, son rêve, et déjouer le trafic d’organe grâce à un pote chinois sympathique et une pute au grand cœur. On apprendra inévitablement à la fin pourquoi ce type qui est en fait docteur à fuit le Nigéria, parce qu’évidemment on n’a pas à faire à un bouseux quelconque, on admirera sa patience à supporter Tautou qui se révèle être une grincheuse antipathique, tout en assistant à une formidable démission du réalisateur, qui ne peut s’empécher de foutre à la fin une musique style Real World partciulièrement mièvre pour enfoncer le clou. Stephen Frears est devenu une sorte de François Hollande du cinéma, il n dénonce rien, n’a pas de propos, alors que pourtant il y a de quoi pousser une sacrée gueulante. Comme le PS, il ne sert à rien.

Le film, mou et prévisible, aurait d’ailleurs pu être tourné à Nogent-le-Rotrou, ça n’aurait fait aucune différence. Jamais le regard ne prend de l’ampleur, et Frears, pourtant londonien, ne réussit pas à convoyer l’impression que donnent les aspects plus cra-cras de cette gigantesque Tour de Babel (un seul bref aperçu du marché d’Hackney, quartier à forte dominante turque). L’aspect le plus inquiétant du film est par ailleurs un manichéisme boy-scout réellement impressionnant. Les méchants sont vilains affreux tout plein, avec en tête Sergi Lopez en groom espagnol mettant du beurre dans les épinards en traficotant des reins, des inspecteurs du département de l’immigration avec des têtes d’espions borduriens super louches, et un patron indien de sweatshop qui ferait passer le geôlier de Midnight Express pour un monument de subtilité. Mauvais film sur un sujet fort, Dirty Pretty Things n’a qu’une seule bonne idée : Tautou veut partir à New York, c’est là le vrai Eldorado. Il suffit de voir la détermination des réfugiés de Sangatte à passer en Angleterre - faute de mieux - pour comprendre que Londres n’est après tout qu’une sorte de gros Ellis Island.
Ce que la petite machine holywoodienne de Frears occulte complètement.


Question machine hollywoodienne, La Cité de Dieu se pose là question hyperstylisation, un autre exemple de cette école du surdécoupage dont David Fincher serait le pape. Dire qu’on a moyennement aimé le film, c’est s’attirer des regards mettant en doute votre santé mentale. Un peu comme Amélie Poulain, c’est le film qu’il est impossible de ne pas adorer. Il est vrai que le film est parfait, beau comme un camion. Le Björk du world cinéma, qui séduit intellos et grand public. Le nouveau chef-d’œuvre de cette nouvelle coqueluche cinématographique, le cinéma d’Amérique du sud. En plus du cinéma vaguement social, puisqu’on suit pendant deux heures et demi les tribulations de môme des favellas. Et plus spécifiquement celles du gentil Rocket, photographe en herbe, du gentil caïd Benny, et du méchant-dès-le-berceau Lil’ Zé, étalées sur une vingtaine d’années.

Un critique anglais, qui n’a sans doute jamais entendu parler des films radicaux, extrême-gauchistes et mégalos du brésilien Glauber Rocha, a trouvé le punchline idéal pour la promotion du film : ’If ’Amores Perros’ was the Mexican ’Pulp Fiction’, ’City of God’ is the Brazilian ’Goodfellas’’. Ouaip, aussi vrai qu’ 8 Mile est le Rocky hip-hop. A vrai dire le film n’est pas critiquable, les enfants sont des non-professionnels recrutés dans la favella à côté de la Cité du Dieu (favella de Rio) et sont donc criants de vérité (et bons acteurs, ce qui prouve qu’ils regardent beaucoup trop la télé), l’histoire est vraie et Fernando Mireilles se déchaîne et c’est super funky.
Mais à vrai dire on s’en fout, si ce n’est que c’est bien mieux qu’Amorres Perros (qui n’était qu’une jolie mécanique vide de cinéma post-moderne) et que c’est effectivement Goodfellas en latino et culottes courtes. Mais qu’on ressort de là sans avoir ressenti grand’chose, sinon que le réalisateur est un petit malin virtuose. Tout y est : réalisation clipesque et jolie photo, récit un peu déstructuré mais lisible (le film s’ouvre sur la scène finale où Rocket se retrouve coincé au milieu d’une rue entre deux gangs rivaux, la vie de la Ciudad de Deus étant racontée dans une longue parenthèse), narration en voix off racontée par Rocket avec des fantaisies distrayantes, style la caméra qui saisit un personnage, la voix off qui le présente, en disant ’non ce n’est pas encore le moment de raconter l’histoire de machin’, personnages sympas fumant des joints, jolies pépées et musique seventies rétro à la Tarantino, tics à la Scorsese (Mireilles emprunte la technique que Scorsese expérimente depuis deux-trois films, l’undercranking, qui consiste à ralentir la vitesse standard de la caméra pour obtenir un effet d’accéléré sur l ’écran - sans doute ce qui va devenir la marque de fabrique du cinéma post-Pulp Fiction, un peu comme l’abus d’overcranking définissait une génération influencée par Peckinpah. Fermons cette parenthèse en disant combien le Gangs Of New York est raté), bref une succession de qualités qui font du film un spectacle divertissant comme on disait avant.
Il n’est d’ailleurs pas étonnant de retrouver les gens de Wild Bunch (Canal +) le nez fourré là-dedans.


Donc, d’où vient le fait qu’on s’en fout éperdument, de la Cité de Dieu ? Sans avoir forcément quelque chose de systématique à l’encontre de djeunisme et de la modernité (après tout, Fincher, Aronofsky ou Jonze sont, qu’on le veuille ou non, l’avenir du 35 mm, qui est destiné à devenir ces prochaines années un cinéma fonctionnant à la pure stylisation et au surdécoupage), sans mentionner que la vision - d’un cafard abyssal - d’un bidonville capdeverdien à Lisbonne, dans Ossos, du chouchou arty Pedro Costa, montrait la misère sous une éclairage un peu plus choquant, sans vouloir jouer les puristes snobs, avouons juste une certaine perplexité devant un type de cinéma qui fait du style sur le dos de ses pauvres, fait juste sur le fond et la forme mais apparaît relativement artificiel. Un peu comme La Haine, La Cité de Dieu fait cinéma micro-onde, un propos pas très neuf réchauffé par des citations à des petits maîtres - si le film de Mireilles fait plus qu’évoquer Goodfellas (jusque dans son côté ’milieu social qui colle à la semelle comme un chewing-gum’), il y avait dans ce dernier des vraies trouées de violence psychopathe qui cassaient l’empathie que l’on pouvait ressentir (et d’autant plus ambigües que ce sont les séquences les plus jouissives). Rien de tel dans Cité de Dieu, qui avec son côté mimi arrive à quelque chose d’assez balladurien - le film se perd dans sa forme et ne dit en substance rien de bien nouveau. Les flics y sont évidemment corrompus jusqu’à la moelle - et vite bazardés au second plan, dans une humeur anti-flic de rigueur qui ne gratte pas vraiment au fond des choses. Une belle Rolls-Royce bossa-nova pour dire quelque chose d’aussi vieux que le monde - ou du moins Angel With Dirty Faces de Michael Curtis dans les années 30. Malin, Mireilles évite de nous gaver d’images du pain de sucre ou de tubes de Chico Buarque (mais gageons que le tube funky 70’s ’(Everybody Goes) Kung-Fu Fighting’de Carl Douglas va devenir le morceau culte de vos prochaines boums), c’est plutôt la réception toute teintée d’exotisme qui agace la mauvaise foi. C’est le hit arty de l’année en Grande-Bretagne - après avoir été un triomphe dans son propre pays (deux millions d’entrées en deux mois l’année dernière). Comme le petit gars qui a pondu Y Tu Mama Tambien (qui va aller réaliser le prochain Harry Potter, voilà qui confirme tout le mal qu’on en pensait), Mireilles a sans doute gagné son ticket d’entrée à Hollywood. Faut-il détester le film parce qu’il a du succès ? Foutre non, mais on peut aussi ne pas en être dupe, trouver ça convenu et pas très choquant. Si la seule bonne idée de Gaspard Noé a été de dire que rien ne choque plus au cinéma, ce n’est pas ce film-là qui ira déstabiliser les gens - ils seront juste un petit peu plus prudents avec leurs bananes de touristes quand ils iront bronzer au Brésil. Un peu comme Lula, le film a le cul entre deux chaises et on sait où ça va se terminer. Du bidon ?

Mauvaise foi intellectuelle ? Pourquoi être aussi méchant ? Ben on va copier sur le petit bonhomme Orangina ’orange sanguine’ : parce que.