C’en est tellement rare qu’on se prend à rêver ; les Antilles à la une, plusieurs jours de suite ? Mais que se passe-t-il donc ? Est-ce que notre président y est allé de sa petite visite, voir s’il y avait moyen de se faire photographier à côté d’un nègre connu ?
Non, non. C’est une révolte. Que dis-je : une révolution. C’est que ça fait un mois que ça dure, en Guadeloupe tout du moins, et le temps que la mayonnaise prenne en métropole, elle a déjà tourné au vinaigre outre-mer. Passons ça au compte du décalage horaire.
Est-il besoin de résumer de quoi il s’agit ? Probablement introduites médiatiquement par un nouveau round de grèves métropolitaines, on aura eu tendance un temps à voir dans les grèves antillaises une version tropicale du mouvement social dans l’hexagone.
Dans les grandes lignes, les revendications sont relativement similaires : le Lyannaj Kont Pwofitasyon (LKP) [1], comité rassemblant 49 organisations guadeloupéennes s’était à l’origine constitué pour protester contre les prix à la pompe exorbitant pratiqués par Total, une compagnie décidément de tous les bons coups [2].
Très vite, le mouvement grandit pour englober des revendications ayant trait à l’emploi, à l’éducation, la vie chère, etc. Si l’on en croit Frédéric Gircour, l’auteur du blog guadeloupéen Chien Créole, les premières étapes du mouvement de grève auraient occasionné des scènes incroyables de dialogue citoyen entre les divers groupes concernés, employés, élus, patrons, jusqu’à ce que le Secrétaire d’État chargé de l’Outre-Mer Yves Jégo débarque et mette tout le monde au pas, tout en ruinant les négociations dans le même mouvement. Vous me direz, rien de bien particulier, au final. Ça sent bon la bonne grève à la française, et la bonne non-négociation politicarde. Mais limiter les grèves à cela reviendrait à dire que la Guadeloupe et la Martinique, c’est la France. Pas de bol : c’est bien loin d’être le cas.
La Jaune pour les nègres
Pour mater les nègres, on envoie la Gendarmerie Mobile, « la Jaune » comme on l’appelle aussi, direct cash, c’est comme les CRS, mais en pire, et ils sont armés de petits bazookas à grenade lacrymogène affectueusement nommés Cougars. En plus de ça, nos amis les mamblots, tout comme les Compagnies Républicaines de Sûreté, sont principalement basés en métropole. Il y a peu, Alex Lollia, membre du LKP, témoignait s’être fait rouer de coups par des gendarmes apparemment bien au courant de sa position dans l’organisation, et ayant une idée bien particulière de leur mission : casser du nègre [3]. On ne peut pas dire que ce soit une surprise de la part de gardiens de la paix français, c’est même plutôt bien traditionnel, finalement, de ponctuer les coups de savate avec de doux mots. Mais le massacre général sans conséquences reste une spécialité historique locale.
Florilège :
le 14 février 1952, une manifestation d’ouvriers et de petits exploitants de canne se fait allumer sans sommation par les CRS : le Massacre de la St Valentin fait 4 morts et 14 blessés.
En 1959, l’influx de pieds-noirs en provenance d’Algérie attise les tensions raciales en Martinique. Une dispute suivant un incident routier dégénère. Utilisant leur remède traditionnel, les CRS rentrent dans le tas, occasionant trois jours d’émeutes durant lesquelles trois jeunes seront abattus. Face à la réaction inattendue des Martiniquais (quoi ? des nègres qui rendent les coups ?), le gouvernement français devise une solution radicale : le Bureau des Migrations des Départements d’Outre-Mer (BUMIDOM), qui organise la migration de la jeunesse antillaise vers la métropole, visant ainsi à détruire les vélléités indépendantistes révélées durant le conflit. Les appelés du contingent qui avaient rejoint la population contre les CRS sont aussi déplacés en métropole.
En 1961, ce sont les ouvriers de la canne martiniquais en lutte pour une augmentation de salaire sont attaqués par les gendarmes mobiles ; trois hommes restent sur la carreau.
Et ça continue :
fin mai 1967, des ouvriers du batiment en grève, réclamant une augmentation de salaire de 2%. Les négociations syndicales échouent, et les CRS décident d’y mettre du plomb : deux nuits de suite les flics tirent dans le tas, tuant de 80 à 200 personnes. Grand classique de la République : les CRS ne seront jamais inquiétés, mais les responsables du Groupe d’Organisation Nationale de la Guadeloupe et de l’Association Générale des Etudiants Guadeloupéens sont traqués et envoyés en taule [4].
Rajoutons-en une couche : en février 1974, une grève des ouvriers agricoles du Lorrain en Martinique est réprimée dans le sang par la gendarmerie mobile, qui arrose 200 manifestants pacifiques à la mitraillette, tuant un homme et en blessant quatre. Le lendemain, le corps sans vie de George Marie-Louise est retrouvé sur une plage. Il porte des traces de torture. Sans surprise, l’assassin ne sera jamais découvert, et aucun gendarme ne sera jamais inquiété.
La Gwadloup sé pa ta yo
Pas très original tout ça, ça en deviendrait lassant. Mais la gendarmerie, leur spécialité, ce n’est pas le rebondissement. Au contraire, on voit déjà se profiler à l’horizon une nouvelle page glorieuse pour la Jaune. Suivant des actes de répression ultra-violents dont parlait Lollia, la grève a glissé vers l’émeute, avec attaques de magasins, incendies de voitures et coups de feux tirés de part et d’autres.
Jusqu’à la mort hier soir de Jacques Bino, membre de la CGT et du LKP, dans des circonstances pour l’instant peu claires. Les spéculations vont bon train. Le procureur de la République Jean-Michel Prêtre s’est empressé d’assurer qu’ils s’agissait là non pas d’un acte policier mais de balles tirées par les « jeunes » qui foutent la zone la nuit, et qui auraient aussi allumé les policiers et ambulanciers venus porter secours à Bino [5] A la lumière des pratiques gendarmières aux Antilles, ceci dit, on n’en voudra pas à Elie Domota, le leader du LKP, d’émettre des réserves quant à la version officielle. On suggère maintenant que Bino aurait pu être pris pour un agent en voiture banalisée de la tristement célèbre Brigade Anti-Criminalité repérée dans le coin. Aujourd’hui, un témoignage publié sur Chien Créole suggère que les dérapages auxquelles la BAC nous a habitués pourraient avoir eu une influence cruciale sur la mort de Bino. On a hâte d’entendre la version de Peter O’Brien, la personne qui accompagnait Bino dans sa voiture, et qui aux dernières nouvelles était entendu par la police [6].
Mais le ton d’une majorité des articles sur la question laisse deviner qu’en métropole, on se dit qu’ils poussent un peu, les Guadeloupéens. Ca fait jaser, cette impression donnée par le LKP et autres, que les revendications sociales apparaissent éminemment liées à des problèmes d’ordre racial. C’est vrai, quoi, merde, soit c’est social, soit c’est racial, on sait bien ça en France, et si c’est l’un et l’autre ah ben ma bonne dame, c’est un dérive communautariste !
Il y en a pour analyser la chanson du LKP « Gwadloup sé tan nou » comme un cri nationaliste nauséabond, possiblement même une de ces éructations anti-blanches qui font pisser Finkielkraut dans sa culotte. C’est bien évidemment oublier comment les choses marchent en Guadeloupe, et ignorer une histoire qui à travers les siècles a constamment confondu les classes sociales et raciales. Récemment, Les Derniers Maîtres de la Martinique [7], un documentaire diffusé par Canal Plus sur la mainmise des békés sur l’île aux fleurs et leur incroyable influence auprès du gouvernement français semblait pouvoir contribuer à ouvrir les yeux du bon peuple de France, mais puisqu’il est si difficile de penser à deux choses à la fois, beaucoup n’auront retenu que les problèmes raciaux, avec un petit frisson dans le dos. « Euh, mais si on est blancs et gentils, ils nous détestent quand même les Antillais ? »
Comme d’habitude, pour expliquer les Antilles-Guyane aux nuls, Christiane Taubira s’y colle, avec un petit cours d’histoire et une remise de pendules métropolitaines à l’heure antillaise :
« C’est un problème social et historique. Il y a aux Antilles des disparités sociales cruelles et qui viennent directement, historiquement, de l’esclavage. Le pouvoir économique des békés est né de la traite, il a été installé quand l’Etat a indemnisé les propriétaires d’esclaves, au moment de l’émancipation. Tout le monde a ça en tête. Ca explique l’émotion provoquée par le documentaire de Canal+ mais la colère existait avant. Ne vous trompez pas : les leaders du collectif LKP ne sont pas des racistes anti-Blancs. Ils exposent une réalité sans prendre de précautions oratoires : une caste détient le pouvoir économique et en abuse. » [8]
Ou encore, comme le disait récemment sur Bakchich Patrick Tacita du LKP, « S’il y a bien un peuple qui n’est pas raciste, c’est la Guadeloupe. Nous nous battons contre les profitateurs. Et parmi les profitateurs, on a des blancs, des nègres, des Chinois, des Indiens, et d’autres ».
Ah ben merde, alors, nous v’la bien. Traiter les Guadeloupéens de racistes anti-blancs, ça ne va pas être suffisant. Ça avait plutôt bien marché pour Total (tiens tiens...) et le gouvernement encore récemment en Angleterre, mais le point commun le plus fort entre ces deux luttes est bien plus profond que les plaies causées de part ou d’autre par le racisme. Le racisme n’est jamais indépendant du social, n’en déplaise aux bourgeois du CRAN, aux Patrick Lozes et autres social-traîtres comme Patrick Karam (le délégué qui appelle à mettre fin à la grève [9] qui aimeraient bien ramener la couverture à eux vers leur combat de salon chic, identitaire et élitiste.
S’il est difficile de ne pas faire la connexion entre la lutte en Guadeloupe et en Martinique et les récentes grèves anglaises, c’est bien qu’elles ont ceci en commun d’être des actions d’envergure contre la peste du système économique libéral. Eh ouais, le mot est lâché. Et il est salement de saison, alors qu’on nous promet depuis quelques mois la pire récession que le monde ait connu depuis 1929, que les couvertures de magazines se multiplient qui demandent si c’est la fin du capitalisme. Comme le notent les signataires du lyrique Manifeste de la révolte sociale,« [la] "hausse des prix" ou "la vie chère" ne sont pas de petits diables-ziguidi qui surgissent devant nous en cruauté spontanée, ou de la seule cuisse de quelques purs békés. Ce sont les résultantes d’une dentition de système où règne le dogme du libéralisme économique. Ce dernier s’est emparé de la planète, il pèse sur la totalité des peuples, et il préside dans tous les imaginaires - non à une épuration ethnique, mais bien à une sorte "d’épuration éthique" (entendre : désenchantement, désacralisation, désymbolisation, déconstruction même) de tout le fait humain. »
Le programme utopique envisagé dans le manifeste, cette vision de « petits pays, soudain au cœur nouveau du monde, soudain immenses d’être les premiers exemples de sociétés post-capitalistes, capables de mettre en œuvre un épanouissement humain qui s’inscrit dans l’horizontale plénitude du vivant » peut faire sourire. Mais ils expriment les possibilités entrevues dans ce moment de résistance, où, une fois n’est pas coutume, les Antilles ne se trouvent pas isolées de la métropole alors qu’on les écrase à coups de crosse. Il aura fallu près d’un mois aux grands médias pour s’intéresser à la grève en Guadeloupe, mais s’il y a bien une différence par rapports aux conflits sociaux qui ont émaillé les Antilles pendant des décennies, c’est que cette fois, même dans l’espace on entend les Antillais gueuler.
Les Antilles montrent la voie... encore une fois
L’affaire est résolument et inévitablement nationale, puisque c’est le cadre actuel, rappelant à ceux qui l’avaient oublié [10], que l’esprit des idéaux de la révolution française - la vraie, la sociale et populaire - de liberté et surtout d’égalité ne sont jamais tombés dans les oreilles de nègres sourds, en Haïti bien sur, mais aussi dans toute la Caraïbe, malgré les différences d’histoire entre Guadeloupe, Guyane et Martinique. Relisez C.L.R. James, Les Jacobins Noirs, pour vous remettre à l’esprit ce qu’on a toujours gentiment évité de nous préciser en cours d’histoire : que c’est bien la pression antillaise, par le soulèvement haïtien, qui aura été à l’origine de la radicalisation d’une révolution un temps ralentie, parce que noyautée par la bourgeoisie maritime et esclavagiste de Barnave, du club Massiac et des Girondins. Prenez-en de la graine, mûrissez-la, posez-vous des questions. Il y a peut-être de bonne raisons pour que notre histoire ait si longtemps effacé ce que la France doit à ses colonies antillaises. La France et ses dépendances ont une histoire sociale profondément liée malgré la relégation et c’est ce que semblent avoir compris certains partis de gauche, lors de leur manifestation de soutien [11] aux grévistes guadeloupéens. Si les Antilles ont finalement l’opportunité de contribuer à une conversation sociale nationale, ça va chier des bulles.
Et sinon ?
Des pavés.