Peck et Lumumba rôdent sur l’Atlantique Noir ...

, par Alfred

Avant le film Lumumba, sorti sur les écrans en l’an 2000, il y avait eu le film-essai Lumumba- Mort d’un Prophète, par le même réalisateur, le Haïtien Raoul Peck.

Raoul Peck est un réalisateur haïtien qui en impose un peu, et c’est peu dire. Le réalisateur du long-métrage Lumumba a vécu 25 ans avec ses parents au Congo-Zaïre, y arrivant en 1961 avec ses parents fuyant le régime de Duvallier. Quittant le Zaïre, il étudie à l’école de cinéma de Berlin où il commence à réaliser des courts-métrages. Ses documentaires lui valent des prix multiples, une reconnaissance internationale, et il devient ministre de la Culture du gouvernement Smarth en 1996... il démissionne avec la première ministre et d’autres membres du gouvernement en 1997, en signe de protestation contre la dérive antidémocratique du "bon Père Aristide" et de son parti Lavalas. Raoul Peck, que je découvre peu à peu, c’est une certaine idée de la lutte, apparemment. Petit surf sur la vague de fond qu’a laissé dans nos eaux son documentaire de 1992 sur Lumumba, Lumumba- Mort d’un Prophète.

Un journaliste belge interviewé pendant le documentaire Lumumba- Mort d’un Prophète de Raoul Peck affirme que Lumumba est un héros et un martyr pour tout le monde sauf pour les Africains, qui l’ont oublié. Les Africains, nous dit-il, ont besoin de vivants. Les mythes morts, ça ne marche pas en Afrique. Vous pouvez me donner un exemple d’un héros africain mort qui serve encore de référence là-bas ?

Mais Lumumba est-il vraiment mort, demande Raoul Peck en guise de réponse ? "On dit que le fils de Tolenga est mort, mais ceux qui le disent n’ont jamais pu montrer son corps". Les fragments de Lumumba - comme ces morceaux de dents et d’os non-dissous dispersés par ses bourreaux belges après l’exécution et la destruction du corps de Lumumba -Peck va aller les chercher, sur le globe, à la poursuite du fantôme du "prophète".

La forme de base de la production noire atlantique moderne, pour Paul Gilroy, est la forme de l’autobiographie, "une tradition d’écriture où l’autobiographie devient acte ou procédé d’autocréation et d’émancipation simultanées" [1]. L’Atlantique noir, est vécue autant qu’elle est théorisée, et la toile de fond du documentaire de Peck semble confirmer cette idée. Ce documentaire, c’est un peu de la vie de Peck, et à travers elle
celle du "prophète" Lumumba. Peck explique par sa propre histoire personnelle comment Lumumba est arrivé au statut de "prophète" qu’il lui prête. Lumumba fut le premier grand martyr du néocolonialisme, sa mort la première preuve que l’ordre colonial comptait bien se perpétuer après l’indépendance. Par comparaisons morcelées entre son parcours personnel, celui de Lumumba et du Congo, Peck inscrit son film dans l’ espace noir transatlantique défini par Gilroy, et y base aussi une réflexion profonde sur l’Histoire et les rapports à l’Occident.

Raoul Peck et sa famille étaient présents au Congo durant la courte carrière de Patrice Lumumba. On pensait que des Noirs parlant le français conviendraient parfaitement pour relancer les structures éducatives locales, donne-t-il, en substance, comme seule explication au départ de ses parents. Fuyant la dictature de Duvallier en Haïti, c’est donc bien la logique noire atlantique, logique de liens aussi réels que fantasmés qui dirige les Peck au Congo. Là-bas, il se passe quelque chose, les Noirs se soulèvent, c’est la communauté de couleur et de langue (européenne bien sûr), qui semble-t-il motive la destination de la famille Peck, leur départ sur cette ligne transatlantique. Ils vivront au Congo une vingtaine d’années, pour fuir le régime de Mobutu à son tour. Ce que Peck a appris du pays, de sa vie là-bas nous est donné sous forme de matériel familial, les commentaires de Peck se basant régulièrement sur ce que sa mère, témoin privilégiée des événements (elle travaille comme secrétaire pour le gouvernement), lui dira des événements des années après, ce qu’elle lui en donnera, telle cette photo de Lumumba conservée des années dans un tiroir... "Mes souvenirs du Congo, je les déchiffre peu à peu", nous dit-il, comme il nous fait suivre son raisonnement à base de films d’archives, de films super 8 familiaux et de dérives personnelles en Belgique. Peck, enfant à l’époque de Lumumba, ne prendra conscience des détails de l’affaire que bien plus tard. Les vacances de la famille Peck en Europe sont ainsi l’occasion de renversements subtils, et font écho à d’autres départs évoqués durant le documentaire.

Joie des échanges afro-européens...

"En 1877, l’explorateur anglais Stanley part à la découverte du Congo ; près d’un siècle plus tard, ma famille et moi découvrons l’Europe. Mais nous, nous avons pris des pulls". Et Peck de rappeler le destin des Congolais exhibés en pagnes en plein hiver à l’exposition coloniale de Bruxelles de 1897, et morts en Belgique. Ils sont enterrés dans un coin du cimetière de Tervueren, où Peck passe quelques moments, errant sur leurs tombes. Les Congolais qui sous l’occupation belge allaient étudier en Belgique n’avaient pas le droit de retourner au Congo, nous fait savoir un témoin ; il ne fallait surtout pas qu’ils aillent dire comment vivaient les maîtres... C’est enfin un Lumumba meurtri par les coups qui débarquera triomphant à Bruxelles pour la table ronde de janvier 1960, et qui en repartira avec l’indépendance. Présent sur place, son proche Joseph Kabassale, le leader du groupe African Jazz, un des groupes phares de la rumba congolaise, style musical atlantique s’il en est. Le Cha-cha de l’Indépendance entendu dans le documentaire fût ainsi enregistré à Bruxelles, pendant les discussions de janvier 1960... Musique et politique se mêlent et attaquent les limites continentales ; la rumba congolaise, véritablement afro-cubaine, a aussi profité de l’influence du jazz américain. C’est cet art noir atlantique qui fournit la bande sonore de la marche vers l’indépendance. Dans ces trois exemples, entre Bruxelles et le Zaïre, Peck joue de parallèles et d’échos silencieux, blessures, rapports de force, mort à l’arrivée. Les Peck ont aussi appris de l’histoire, l’histoire haïtienne, l’histoire congolaise, celle de la diaspora africaine tout entière. Les pulls qu’ils portent ne sont pas faits que de laine.

Et Lumumba, est-il rentré au Congo, la Belgique l’a-t-elle laissé repartir ? Son fantôme, selon Peck rôde encore sur la Grand Place. La Belgique décide encore des destinées personnelles en 1960, mais elle ne contrôle pas les esprits. Le prophète est présent aussi bien dans la rumba congolaise que dans la famille Peck, qui inverse les rôles : "A Ostende ou en port de Pyrrhée, c’est nous les Noirs les touristes". Les films de vacances du père Peck suivent sa famille dans les haltes obligées du tourisme européen, le gamin au milieu des champs Elysées, déambulation sur le port athénien sous le yeux ébahis des indigènes... C’est Lumumba qui grandit avec Peck, au rythme des révélations que lui fait sa mère sur le ministre assassiné, comme Peck s’approprie l’histoire de la diaspora et la fait sienne.

C’est Lumumba qui grandit dans l’espace atlantique ; Peck souligne les différences entre les peuples de la diaspora : "On veut aider nos frères de couleur, nous avait-on dit. Mais 200 ans de destins différents nous séparaient. Nous étions noirs, mais nous étions blancs. Nous étions différents". L’exil vers le Congo n’est pas un retour au pays bien sûr. Les Haïtiens sont des étrangers au Congo. Mais c’est le spectre de l’esclavage, flottant au-dessus de l’Atlantique, qui réunit les communautés. Les frères de couleur sont avant tout des frères de douleur ; quand Peck filme les rails de la ligne Congo-Océan pour laquelle des dizaines de milliers de Congolais sont tombés [2], c’est la tragédie de la colonisation tout entière qu’il dessine en creux, en se référant aux rails de "l’Holocauste, la seule unité de mesure de la race humaine". C’est le lien forcé des communautés noires qu’il souligne, et qui se fait fil conducteur de tout son film. Le lien invisible des peuples qui ont souffert du même mépris, des mêmes exactions, contradictions grossières entre les préceptes philosophiques de la modernité et les actions menées au même moment.

PATRICE LUMUMBA
Patrice Lumumba, un des héros de l’indépendance africaine, joua un des rôles centraux dans la lutte qui mena l’ancien Congo belge à son indépendance.

C’est suite au sanglant soulèvement de Léopoldville en janvier 1959 que Baudouin de Belgique se prononce pour l’indépendance du Congo belge "sans atermoiements funestes, mais sans précipitation inconsidérée"...
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Dans le discours du 30 juin 1960 qui fit tant pour le ruiner aux yeux des occidentaux, Lumumba se rappelle le choc que fût pour lui la découverte du gouffre entre les préceptes de bonté et charité chrétienne qu’on lui apprenait à l’école et ce qu’il pouvait voir tous les jours dans la rue : "comment concilier ce qu’on nous enseignait à l’école avec les actes commis par les colons ?" Gilroy déclare que "l’idée que l’universalité et la rationalité de l’Europe et l’Amérique des lumières furent utilisées pour soutenir et relocaliser un ordre de différences raciales hérité de l’époque prémoderne plutôt que pour l’éradiquer reste globalement ignorée[...]. Il n’est donc pas tellement étonnant que l’histoire de l’esclavage soit confiée aux noirs. Elle devient notre propriété privée plutôt qu’une partie de l’héritage éthique et culturel occidental" [3]. Peck, de sa personne, et dans son insistance à filmer Bruxelles, la Belgique, rapporte un peu de la barbarie sous ses lumières occidentales.

L’histoire dira un jour son mot


En effet, si Peck ne va pas filmer au Zaïre, ce n’est pas seulement pour des raisons de sécurité [4] ; il s’agit de retracer les parcours, les réseaux, les liens géographiques les moins évidents. Pas d’images du Zaïre dans Mort d’un Prophète, sinon celles des images d’archives occidentales, "la force des images" existantes qui n’auront, comme souvent, fait que confirmer les mensonges existants. Les quelques images d’actualité dont Peck a conservé les commentaires d’époque sont édifiantes ; Lumumba, le "Elvis Presley" de la politique africaine comme d’aucuns le surnommaient à l’époque(!), était déjà condamné. C’est l’absence du Zaïre que l’on verra donc, comme un écho au fantôme du "prophète" que Peck suit sous la neige bruxelloise. "Le prophète rôde sur la Grand Place" ; "pourquoi le chercher ici à Bruxelles et pas ailleurs ? Pourquoi ailleurs ?" demande Peck. Lumumba est une victime du colonialisme avant tout. Torturé au Katanga, c’est finalement bien à Bruxelles qu’on l’a tué, comme les Congolais de l’exposition coloniale, comme leurs compatriotes séquestrés en Belgique. La force du documentaire de Peck réside ainsi dans son jeu d’absences et de relocalisations. Lumumba n’est peut-être pas un héros en Afrique ; de toute façon, son esprit rôde bien au-delà du continent.

"Laissons-les passer", suggère Peck, comme des badauds belges croisent et recroisent son plan fixe sur la grande place de Bruxelles ; "ce n’est pas une histoire pour eux". Bien sûr que non, cette histoire est notre propriété privée, dans les poubelles de l’Histoire occidentale. Echo aux derniers mots de Lumumba, écrite peu avant sa mort dans une lettre à sa femme : "L’histoire dira un jour son mot, mais ce ne sera pas l’histoire qu’on enseigne aux Nations unies, Washington, Paris ou Bruxelles, mais celle qu’on enseignera dans les pays affranchis du colonialisme et de ses fantoches. L’Afrique écrira sa propre histoire".

Peck s’attarde pendant un moment sur une affiche d’origine inconnue (belge ? congolaise ?), où ce message encadre le visage de Lumumba : "La mort du diable". Le diable nègre n’est pas mort, cependant. Il a posé un précédent, il a montré la voix, tel le prophète. Peck, discrètement, personnellement, rentre les ordures plutôt que de les sortir. L’histoire des Noirs laissée aux noirs est ramenée de force chez ses acteurs européens ; Peck vient faire renifler l’odeur des cadavres au beau monde, comme dans cette séquence mondaine surprenante en fin de film, où la caméra passe au milieu d’une réception huppée à Bruxelles entre les groupes de convives visiblement irrités par sa présence.

Dans le documentaire de Peck, c’est l’Atlantique qui reprend une page de son histoire, dans les modes qui font son originalité, comme l’a montré Gilroy, dans un ensemble musical, autobiographique, des formes "qui soulignent la continuité entre art et vie", dont "l’esthétique particulière dérive de l’inévitable contemplation subjective des fonctions mimétiques de la performance artistique dans les procédés de lutte vers l’émancipation, et, à terme, l’autonomie" [5].

C’est par cet art et dans ces formes que s’écrit et s’impose les histoires évacuées ; c’est dans ces sons que, si l’on fait bien attention, on entendra les pas de Patrice Lumumba et de ses camarades de malheur résonner sur la Grand Place, et dans tout l’Occident.

P.-S.

Fiches bio sur Raoul Peck,
en anglais, pas mal, et en français, euh, plus courte.

Notes

[1traduction perso, The Black Atlantic : Modernity and Double Consciousness, Harvard University Press, 1993, p.69

[2"un Congolais par traverse, un blanc par kilomètre". Voir aussi Calendrier des crimes de la France outre-mer, Jacques Morel, Ed. L’Esprit Frappeur n°100, 2001

[3traduction perso, Ibid., p.49

[4les Services de Renseignements de Mobutu lui font connaître "l’intérêt" qu’ils portent à son projet, suite à quoi Peck décide de ne pas aller au Zaïre.

[5traduction perso, Ibid., p.57