Hygiénisme social autoroutier

M25 : l’urbanisme thatchérien vu par Iain Sinclair

, par Jerome

Cette fois-ci on va parler d’autoroute et de littérature accessoirement, de musique, d’ architecture, d’urbanisme dément, de ventriloquie, d’ennui, de Margaret Thatcher et de Tony Blair aussi.

Autour de Iain Sinclair et de son nouvel opus London Orbital se tenait ce 25 octobre une soirée "paralléliste" multimédia réunissant Wire, Scanner, Bill Drummond et J.G Ballard (qui se fera excuser pour cause de virus pudiquement qualifié de stomacal). Ce genre d’événement transversal étant à la mode souvent pour des résultats assez n’importe quoi, on s’agaçait à l’avance d’aller rejoindre les troupeaux de bobos ’trendier-than-thou’ délaissant leurs bars ’hype’ de Shoreditch pour aller poser au gratin culturel londonien dans les vilains couloirs de cette horreur nord-coréenne du Barbican Centre. Et s’il y a dû avoir des syncopes de certains n’étant pas sur la ’guest-list’, l’événement a été bien plus qu’un simple plan marketing, une ambitieuse création à part entière de près de trois heures incluant lecture de poésie, musique, et projection de films.

M 25 London Orbital (le pestacle), souvent au bord de l’auto-congratulation, faisait surtout office de couronnement de Iain Sinclair comme l’écrivain incontournable de la littérature anglaise moderne, et montrait à quel point il est en train de devenir énorme - ’M 25’, quand il sera traduit en France l’installera à la place qu’il mérite auprès des lecteurs français. En attendant, on peut toujours consulter ses livres traduits au beau pays de Jacques Chirac, Rodinski’s Room et Downriver, sorte de ballade d’ouest en est le long de la Tamise, méditation sur les crimes architecturaux de l’ère Thatcher (on revient toujours à cette vieille bique) et la spéculation immobilière comme nettoyage ethnique. Son œuvre est inclassable, assez opaque dans ses références pour les non-insulaires, entre fiction, prose moraliste, poésie, carnets de voyages, auto-biographie et contemplation urbaine. Depuis près de trente ans, Sinclair arpente la ville en dessinant une sorte de carte mystique, à la recherche des fantômes, de symboles invisibles, de connections et de coïncidences dans cet empilement foutraque et malpratique qu’est Londres. Une sorte de psycho-géographie qui en fait l’héritier des Situationnistes, et ceux qui ont lu l’admirable bande dessinée From Hell peuvent consulter les crédits pour voir la dette que Moore et Campbell ont à son égard. De White Chapel (White Chapell, Scarlett Traces) à South Bank (Downriver, Lights Out For The Territory), Iain Sinclair se fait le spectateur des métamorphoses urbaines, archive les dommages unilatéraux de la cupidité capitaliste, l’historien des microdrames individuels enfouis sous les pelles des bulldozers. London Orbital est la somme de cette psycho-géographie, l’aboutissement d’une logique tectonique, qui veut que toujours plus, toujours plus loin, que cette gigantesque poubelle ne semble plus avoir de limites, que le centre se vide et se reconstruit vers l’extérieur, vers des banlieues aseptisées et sécurisées à coup de CCTV’s (Circuit Control Televisions) dont Orwell n’aurait même pas rêvé (la Grande-Bretagne est le pays qui compte le plus de caméras de surveillance au monde). Le modèle n’est pourtant pas la prophétie apocalyptique à la 1984 mais l’utopie hygiénisée de A Brave New World et de son bonheur comme servitude volontaire, ou les dystopies de J .G Ballard, Crash, Shepperton, semi-banlieue de rêve, semi-autoroute, fusion de l’homme et de la technologie. L’apocalypse automobile. Ballard disait "There’s one word for the future : it will be boring".

L’autoroute, donc.

Sinclair écrivait jusque-là sur les transformations du Londres urbain en revenant toujours à Hackney, East London, où il habite depuis 1967. A l’époque Hackney n’était pas le quartier en ’regeneration’ (ce bel euphémisme de l’hygienisme urbain pour signifier expropriation des pouilleux et ’bienvenue les yuppies’) où des médiocres journalistes des Inrockuptibles essaient d’avoir l’air branché, mais une de ces horreurs nées de l’ urban planning après la 2ème guerre mondiale, où cokneys, minorités ethniques indésirables et artistes fauchés cohabitaient dans un ghetto à l’écart du reste de Londres. Sinclair habite près du London Fields, de l’autre côté de Martello Road, où Borroughs squattait un ancien entrepôt, qui deviendra la Death Factory, où Throbbing Gristle portera la musique industrielle sur les fonds baptismaux, circa 1978 - quand Hackney était le Borough le plus dangereux d’Angleterre, quand Genesis P-Orridge pêtait un boulon et traumatisait ses gitans de voisins à coup d’ultrasons. D’une certaine manière, malgré ses bars branchés et ses lounge bars avec leur musique insipide, Hackney est toujours une métaphore du capitalisme en acte : autour de l’axe vertical Kingsland High Road/Stoke Newington High Road, une mosaïque de petits ghettos en voie de colonisation urbaine par les nouveaux riches, un mini-Monopoly à l’échelle de l’est de Londres. C’est donc là que le marcheur Sinclair entame ses randonnées pour observer la capitale du 51ème état des Etats Unis. Seulement là, Iain Sinclair passe la vitesse supérieure, pour faire un jeu de mots atroce, et s’attaque à la M25, la London Orbital, dans une prose compacte, dense, sourdant le dégoût et la fureur rentrés, entre haikus et aphorismes, qui évoquent un peu les ruminations de Lee Marvin sur l’ouverture de "Dead Flag Blues" dans le premier Godspeed You Black Emperor !

We Come From Garageland

Godspeed qui ferait la bande-son idéale pour l’infortuné automobiliste prisonnier de ces 124 miles de démence automobilistique, cet anneau de béton et de macadam qui font ressembler Londres à Saturne redessiné par Quasimodo. Oubliez toute comparaison possible avec la Francîlienne, on est en Angleterre, donc c’est forcément mal-foutu, moche et à l’image d’une île surpeuplée, c’est le chaos, l’embouteillage permanent, sous les cieux gris et inhospitaliers du Royaume de Sa Majesté La Reine Elizabeth II. La M25 est sans fin. "Endless endlessness". Une ceinture de béton grise, une frontière invisible qui semble soit célébrer Londres ou au contraire la confiner dans un espace comme on isole les patients les plus atteints ; si vous avez de la chance vous apercevrez un bout de campagne anglaise rabougrie (c’est à dire quelque chose d’assez proche de l’Allemagne de l’Est), ou les complexes industriels là où la ville se transforme en son gigantesque dépotoir, l’Essex. Ironique comme la circularité de la M25 est à l’image d’un pays où tout semble rond, où on tourne en rond, où on a inventé le rond-point, où l’horreur que Blair a fait construire pour célébrer le nouveau millénium, Le Dome (vous pouvez l’entrevoir dans le nouveau beau film lacrymal de Mike Leigh) est une grosse bouse ronde, dans une ville où la place centrale est un Circus , et la première ligne de métro inaugurée la Circle Line.

La M25 en achevée en 1986 et inaugurée par la rombière dérangée locataire du 10 Downing Street. Et quelques années plus tard, deviendra un symbole de la rave culture, terrain de jeu sous ecstasy, piste d’autos-tamponneuses à taille inhumaine. Après la présentation de Iain Sinclair, c’est donc logiquement avec Bill Drummond que s’ouvre la soirée ’M25’. Soit la moitié de KLF, le duo techno activiste (What Time Is Love), qui, entre autres faits d’armes ’agit-prop’ avait invité le gratin de la presse musicale anglaise sur l’île de Jura en Ecosse pour une conférence de presse dantesque, avant de rassembler les valises des journalistes et de les brûler sur un gigantesque bûcher, avec le million de livres sterling de royalties du groupe. Drummond lit donc les exploits de son double farceur, Gimpo, drôle de créature dont l’obsession était de rouler pendant 24 heures ininterrompues sur la M25, pour trouver où elle finissait. "Sooth the Seething", apaiser l’ébullition.

Trois écrans autour de la scène diffusent les films tournés par Chris Petit en temps réel autour de l’Orbital, "the world’s biggest by-pass". Entre des lectures de Ballard et de Sinclair, Scanner et Bruce Gilbert (Wire) jouent des miniatures électroniques minimalistes, la vision des films devient hypnotique, la musique donne une impression ambivalente de berceuse mélancolique ou de plaintes venant des fantômes coincés dans leurs petits cercueils en métal. Wire, aussi robotiques que Kraftwerk, l’air sérieux et pas content, délivrent une impro éléctronique sardonique et flippante, avec leur côté teigneux, accélération entre colère et aliénation. Alien- Nation.

Après quelques autres performances (dont une sorte de méditation délirante pétomane sur le ventriloquisme), des zozos appelés Jimmy Cauty viennent secouer la salle à coup de trash-metal bourrin évoquant l’état mental de quelqu’un qui serait resté trop longtemps sur la M25 et serait pris d’un accès de road-rage. Fin du spectacle, Motorway Closed, mais le spectacle est plus qu’une grand messe de l’humour anglais auto-dépréciateur. Quelque chose comme une inspection historique, sociale et psychologique des contours d’une ville comme radiographie des gigantismes schizophrènes de l’urbanisme capitaliste. A l’heure où Olivier Rolin se sert de son petit tour de périph’ parisien pour regarder uniquement dans le rétroviseur et ruminer ses rancoeurs de vieux briscard soixante-huitard, à la fois le livre et le spectacle offrent une projection cauchemardesque dans le futur et les dystopies ballardiennes : voitures, centres commerciaux, consommation, ennui.

…in England’s Dreaming

The Independent, 29 septembre 1999 : "Quel est votre pire moment à la télé ?
Jeremy Paxman : Interviewer un homme qui croyait être un schizophrène en charge de la communauté alors que c’était un ingénieur venu parler de la M25
".

Comme tous les livres de Sinclair, London Orbital juxtapose histoires, anecdotes et le remodelage des rythmes de vie par le capitalisme moderne dans sa réalité la plus urbaine. On pourrait en faire de même à Paris, New York, Chicago, Berlin. Londres saisie dans son hyper-fonctionnalité consumériste est une métaphore infiniment plus puissante que toute cette littérature pseudo-déploratrice dont Noami Klein est la nouvelle pop star branchée. De façon un peu irritante, Sinclair lance des hypothèses qu’il essaie de vérifier dans l’observation urbaine, mais aboutit toujours à des fulgurances très grinçantes.

Les plus belles sont sans doutes sur la Lea Valley, autour du paysage désolé de cette vallée bordant l’est de Londres, sorte de marécage industriel. On en cite deux, pour l’exemple : le site où Channel 4 a installé le studio où est tourné ’Big Brother’, le précurseur du ’Loft’ (cette belle image de l’exclusion consentie, vécue par quelques uns, regardée par la plupart), est l’ancien site d’épandage des égouts de Londres, droit dans la Lea River pour finir dans la Tamise. Résidus et célébrités jetables.
De l’autre côté de la Lea, là où le Dracula de Bram Stoker entreposait les cercueils des non-vivants (vampires), se tient désormais les sièges de Procter and Gamble et d’Esso . Médicaments et pétrole. Promesses de vivre mieux et plus longtemps, carburant assuré pour aller consommer peinards. "L’haleine fétide du Comte (Dracula) réchauffait le cou de Thatcher quand elle coupait le cordon (inaugurant la M25) ". Vivants/Non-Vivants, corps agissants (pour plus très longtemps)/corps agis. Consumérisme et virus, avec des relents d’égouts.

Iain Sinclair rejoint les lamentations punk de John Lydon, ex-Johnny Rotten, ce rejeton nihiliste de l’Angleterre industrielle au regard de fou, dans l’envapé "Blue Water" de PIL, ode prophétique au shopping mall (le plus grand d’Europe) censé incarner les formidables progrès que permettait la M25 en matière de consommation. La ville se vide et se vomit quotidiennement en dehors d’elle-même. L’autoroute est une frontière sociale invisible ; va et vient entre le centre, ses High Street ressemblant à n’importe quelle High Street américaine (en plus tordues et dangereuses, c’est l’Angleterre, quand même), où vous pouvez aller vous fringuer dans une enseigne américaine avant d’aller boire un Moccachino chez Starbucks Coffee, et Suburbia, où vous pouvez aller au shopping mall voisin, et vous fringuer chez Gap ou Next, boire un Moccachino à la con chez Starbucks Coffee. Du pareil au même. Et quelque soit votre appartenace sociale ou ethnique, quelqu’un au département marketing d’une superstore aura intégré vos spécificités au plan de développement stratégique du super complexe commercial en bordure de la M25, quelqu’un chez Sainsbury’s aura inventé de nouveaux boulots de larbins pour remplir votre caddy si vous habitez le Surrey et que vous êtes blanc et riches, quelqu’un chez Mac Donald aura pensé à faire traduire le menu en chinois (centre commercial de Colindale, Junction 20), quelqu’un dans une agence de relations publiques aura invité Lennox Lewis pour vous faire venir à l’inauguration du Footlocker si vous êtes Noir (centre commercial de Croydon, Junction 115), quelqu’un chez Mac Donald ou Burger King aura inventé le Tikka Massala Burger pour que vous puissiez vous restaurer entre vos courses et la séance UGC si vous êtes Indien ou Pakistanais (centre commerciaux de Watford et Surrey Quays, Junction 45 et 68)
Surtout nos venez pas montrer vos sales bobines d’immigrés dans Central London, bande de Talibans, vous risqueriez d’effrayer nos touristes américains. Mais n’oubliez pas de consommer et de payer en Livres, à l’effigie de notre bonne reine Elizabeth II
Quelque part, autour ou dans la M25, si vous êtes Australiens, Italiens, Français, Canadiens, Tchèques, Russes, n’importe quoi, bande de rastaquouères, nous trouverons toujours un moyen de vous faire consommer à votre convenance. Franchises, niches marketing, compartimentalisation, anomie, dystopies, nous avons nos concepts, nos armes, vers plus d’harmonie. Si vous n’aimez pas l’harmonie, tant pis pour vous, nous aurons toujours un homme de main auprès de Tony Blair pour obtenir l’extension d’une ligne de métro pour vous amener plus rapidement dans notre centre commercial, ou l’ouverture d’une bretelle qui vous y connectera plus rapidement. Bienvenue en Grande-Bretagne, Etats-Unis d’Amérique. Gouverneur : Tony Blair et son sourire de con.

Pas franchement anglais, direz-vous, la belle France de Raffarin et Sarkozy nous offrant de jolies perspectives en matière de futur chiant et aseptisé, ultra-sécuritaire : la Francilienne pour aller chez Carrefour avant de rentrer gueuler contre les Arabes devant les infos de Bilalian et voir Christian Clavier incarner notre belle histoire.

London Orbital est une méthode d’observation, ce qui rend sa lecture urgente. Si l’on a choisi de babiller sur Sinclair (et son ouvrage traduit en Français mérite aussi la ballade), c’est que sa modernité est de réinventer la littérature en prenant la ville comme objet, somme d’anecdotes régies par une loi plus forte. La ville, sujet sur lequel en France, en tous cas, sur lequel nous serions bien inspirés de réfléchir, pour oublier les clichés myopes, nunuches et rances d’Amélie Poulain.

Sinclair y interroge les utopies : quoique de plus parlant, en effet, que de voir qu’à l’endroit même (Epsom, Surrey) où au 17ème siècle les Diggers inventaient la pratique du squat, suivis par les communautés proto-communistes des Levellers, se trouve aujourd’hui l’asile d’aliénés le plus high-tech de Grande-Bretagne ? La M25, ce nouveau New Jersey, spectacle des désastres du Thatcherisme et de ceux, bien vivants ceux-là, du New Labour. La métaphore, en acte, de la politique dégradée en mobilier urbain. "Movement provokes memories, but you can’t discriminate".

P.-S.

Peu de sites sur l’ecrivain.
Rodinski’s Room est edite aux Editions du Rocher
Le film M25 est programme dans pas mal de festivals de docus ou autres.