Identités caraïbes (3/4)

Dialogue en mille morceaux : entretien avec Lyonel Trouillot

, par Alfred

L’auteur haïtien Lyonel Trouillot, romancier, poète, auteur de chansons et d’articles divers, répond à nos questions bafouillées à la sortie du débat "Dialogue des Continents"...

Par rapport au débat (Dialogue des continents), quelle est la réalité du discours des intellectuels caribéens dans la population locale ? Par exemple, cet espèce de positivisme dont font montre certains des auteurs présents ?

L.T. : Je ne peux pas répondre pour tous les pays, je pense que ça dépend des sociétés, du niveau de développement de ces sociétés et de l’état de la conscience historique de chacnue d’entre elles, d’une part. Ensuite je ne pense pas non plus que ce soit le point de vue de tous les intellectuels.
J’avoue ne pas souscrire à cette idée d’une Caraïbe rayonnante qui sert une sorte de grande et belle aventure de l’humanité le foyer d’un bonheur issu d’un quelconque métissage. On a tendance à oublier que souvent c’est le mauvais côté de l’Histoire qui fait l’Histoire. Tant qu’on ne l’aura pas nommé vraiment pour ce qu’il a été il sera difficile de construire. Je crois que selon les intervenants on peut faire l’économie de la réalité de l’Histoire pour entrer dans une sorte de discours de la conciliation ou du grand bonheur possible et probable. Ce qui personnellement ne me semble pas correspondre à la réalité de la Caraïbe aujourd’hui, et en particulier de mon pays Haïti.

Au sujet des réparations pour l’esclavage évoquées à Durban : pensez-vous qu’il y a une possiblité de dialogue à ce sujet ?

L.T. : Le fait qu’il soit dit, proposé, qu’on accepte l’idée de réparations, le fait linguistique, sémiologique même, pour moi c’est important. Mais en tant que tel je me demande quelle serait la formule. Mais le fait qu’on le dise... Il faut quand même amener l’humanité à une certaine idée de discours, qu’elle ne puisse pas reculer. Le fait de condamner cela officiellement et de dire que oui, il y a eu crime, et que tout crime mérite réparation, c’est déjà un grand pas. Obtenir ça de la bouche d’un Européen ou d’un Américain, je les vois en train de se dire "Merde ! Je suis obligé de dire ça !". Les amener à dire ça, pour moi c’est un grand pas. Mais quant à la réalité de la réparation, qu’est-ce que ça peut être ?

Les études culturelles à l’américaine (études afro-américaines, etc...), qui se concentrent sur les histoires en général peu étudiées de groupes minoritaires, sont-elles d’après vous des outils pouvant mener à un dialogue plus équitable ?

L.T. : Je ne sais pas. Je me méfie un peu de ce type d’études. Actuellement ça ne dérange pas du tout. L’Occident chrétien blanc capitaliste - je crois qu’il existe toujours un OCBC quoi qu’on en dise -, ça ne le dérange pas du tout de dire : "Toi, tu as ta petite parcelle d’Histoire. Je te fais un département à l’Université. Tu peux même avoir ta petite littérature à toi, et tu viendras peut-être un jour à l’Odéon discuter du dialogue des cultures". Cette reconnaissance des cultures dites minoritaires et maintenues en l’état ça ne dérange plus personne aujourd’hui. Je dirais qu’il y a presque une escroquerie là-dedans.

Comment peut-on envisager de telles démarches en-dehors du cadre colonial ?

L.T. : A partir du moment où cela s’inscrit dans une politique -et j’utilise bien le mot de politique- de déconnexion. Il faut casser à mon avis les réseaux de connexions pour en créer d’autres, sur des valeurs positives et des échanges plus égaux.
Par exemple, pour en revenir au domaine que je connais plus ou moins, la littérature. Tous les écrivains qui étaient là sont en majorité des écrivains publiés par des maisons d’édition françaises, qui viennent discuter de la Caraïbe. Mais il y a des écrivains qui produisent en Haïti et en Guyane qui ne sont pas connus de Paris, des grands éditeurs parisiens. Il faut trouver cette connexion entre ceux qui produisent dans ces petits pays-là pour qu’il y ait échange de textes, de discours. Et ce qu’on peut tenter en littérature, on peut aussi le tenter en politique, on peut aussi le tenter en économie. Evidemment ça va être difficile ; ce n’est pas un discours à la mode, on fait comme si les inégalités n’existaient plus, c’est un monde où on est tous frères... Moi je n’ai pas envie de pleurer sur le World Trade Center, ça je l’avoue, et en Haïti ce n’est pas un événement majeur.
Il faut quand même que tous ces discours de résistance à la fausse mondialisation puissent être tenus, puissent être affirmés fortement, et qu’ils s’inscrivent dans d’autres réseaux.

Quelles connexions sont possibles entre un mouvement principalement culturel et artistique et un éventuel mouvement plus politique ?

L.T. : Je ne sais pas. Je ne crois pas personnellement aux vertus mobilisatrices de l’art, tout en admettant que l’art ne peut que poser des questions sur les problèmes et créer sur ces problèmes. Je crois simplement qu’il s’agit de démarches parallèles. Il faut vraiment une culture partagée par les peuples en lutte. Il faut aussi des partis politiques et des pratiques économiques partagées par ces peuples. Mais je pense que ce sont deux choses différentes.

Les idées concernant une entité politico-culturelle noire qui dépasse les frontières, une Atlantique Noire se développent...

L.T. : Oui d’abord avec Gilroy et ça arrive un peu aux USA...

Croyez-vous donc à un éventuel mouvement pancaribéen ?

L.T. : Je pense qu’il faut laisser faire le temps. Avec la récupération des discours de critique sociale de gauche par le stalinisme et ce qu’il en est advenu, et avec l’éclat de triomphalisme de la mondialisation il y a une sorte de rupture des discours d’élaboration de la critique sociale. Je pense qu’il faut laisser faire le temps et qu’il viendra sans doute des idées et des formes que le temps va permettre de déterminer.

Il est intéressant de voir que des auteurs fondamentaux pour les mouvements culturels et politiques noirs actuels tels Fanon ou Césaire sont beaucoup plus importants aux Etats-Unis que dans leur propre pays...

L.T. : Oui, c’est certain, de ce point de vue-là, c’est paradoxal, mais la France, tout en croyant être le pays de la démocratie et des droits de l’homme, il est certain que les pratiques intellectuelles dans le monde éditorial littéraire mais aussi dans les recherches académiques, la France est nettement moins ouverte que les E.-U. À ce niveau-là.

Mais vous semblez penser que cette ouverture était en fait un moyen de contrôler des éléments subversifs.

L.T. : Oui, je crois que l’institutionnalisation de ce genre d’études aux E.-U. A été presque une stratégie, assez délibérée d’ailleurs, de récupérer des pressions sociales qui venaient de ces communautés. On leur a fait des quartiers dans le milieu universitaire, dans le milieu littéraire, et ça continue de fonctionner, mais ça ne change pas la réalité des choses sur le plan général.

Voyez-vous un risque similaire dans le milieu universitaire français ?

L.T. : Je crois. A partir du moment où il y a des structures de pouvoir, des pratiques de résistance, il y a toujours des formules pour les récupérer. C’est des jeux de lutte qui ne finissent pas.

Les intellectuels et les artistes ont-ils un rôle à jouer dans un mouvement plus politique ?

L.T. : Je n’ai pas de théorie là-dessus. Chacun gère son inscription dans la politique et le politique comme cela semble lui convenir dans son tout personnel. Je n’en ferai pas un principe. Ac partir du moment où on dit l’intellectuel ou l’écrivain doit s’engager, souvent il se perd en tant qu’intellectuel ou écrivain. Dun autre côté, est-ce qu’en tant que citoyen quand no voit des drames humains qui nous snot proches, est-ce qu’on peut rester indifférent ? Mai là encore je n’ai pas de théorie personnelle. Je crois qu’il faut liasser l’individualité chercher son inscription dans sa communauté et au niveau politique.

Avez-vous vous-même un engagement plus politique à Haïti ?

L.T. : A certains moments de mon existence, et selon des appels et des conjonctures déterminées.