(Néo)colonialisme en fête (3/3) : the english way

En chair et en os

, par Nico Melanine

Ah le temps des colonies. Qu’il est loin le temps des colonies. Voilà une époque où on savait vivre, ma foi. Une époque rare, où l’aventure, sous toutes ses formes, se mêlait à l’exotisme. Mais voilà, de l’eau a coulé sous les ponts depuis, et ces temps semblent aujourd’hui bien révolus. Révolus dites-vous ? Non, rassurez-vous, il n’est pas si loin le bon vieux temps des colonies.

Aventure et exotisme sont deux valeurs qui, associées, font aujourd’hui encore des émules. J’en veux pour preuve la pub dernier cru de chez Land Rover qui sévit en Angleterre. Land Rover, vous savez, les grosses voitures qui sont faites pour rouler dans la savane. Les voitures qui riment avec aventure, donc. D’ordinaire, leurs publicités nous montrent la voiture en plein effort, dans toute sa splendeur au milieu de paysages africains semi-désertiques. Cette année, les publicitaires ont décidé de faire original. S’ils ont gardé les paysages, ça fait toujours vendre, ils ont décidé d’exposer en lieu et place de la voiture, je vous le donne en mille : une belle brochette de nègres sortis tout droit de leur cambrousse et munis de tout leur attirail tribal, de la lance aux boucliers peinturlurés.
Je précise en lieu et place, car loin d’être innocent, l’alignement de ces hommes est tel qu’il est censé évoquer…une voiture. La forme d’une voiture, et plus précisément celle du dernier produit de chez Land Rover, la bien-nommée (sic) Freelander Maasai.
Oui, vous avez bien lu, il s’agit bien de noirs exposés, censés représenter une voiture.
Ils ont osé. Je n’invente rien.
Voyez vous-même :

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Oh ! Regarde ! Des nègres en forme de voiture !
Cliquez sur l’image pour la voir en grand !

Du nègre considéré comme une chose.
Abject.
Un étalage ignoble et pathétique qui ne constitue rien de plus qu’une forme d’instrumentalisation d’un peuple, et à travers celui-ci d’une race, à des fins commerciales. Ou, peut-être est-ce moi qui exagère ? C’est vrai qu’à y regarder de près finalement, une tribu de nègres ça ressemble sacrément à une voiture. Sérieusement, c’est fou ce qu’un Maasaï peut ressembler à un coffre de voiture. Et qu’est-ce qui ressemble plus à un pare-choc qu’un petit Maasaï ?? Mh ?
Non, c’est vrai. Et d’ailleurs, essayez avec des blancs, ça ne marche pas. Un blanc fait tout de suite beaucoup plus penser à un homme… Et puis surtout, il manquerait ce petit côté exotique. Ce petit côté exotique qui excite et qui fait vendre parce qu’il sommeille en chaque aventurier, chaque aventurier si possible riche, blanc, occidental et qui aime à assouvir son désir d’aventure en Land Rover.
L’exotisme, disait curieusement Pierre Boulez [1] est l’envers du colonialisme. Cette publicité ne fait que démontrer un peu plus ce qui était déjà une évidence.

De façon à ce que l’humour des publicitaires de Land Rover soit apprécié pleinement, je me permets également de fournir une petite traduction personnelle de ce qui leur tient de slogan.
’See It in the Flesh’. Comprenez : ’A voir en chair et en os’. En chair et en os ! Ha, ha ! Elle est bien bonne celle-là. Mais oui, une fois la photo et le slogan mis en rapport, tout fait sens. L’ironie prend toute sa valeur. Et c’est du 3ème degré, vous comprenez, de l’ironie post-coloniale qui ne peut être raciste puisqu’elle est consciente d’elle-même, consciente des références qu’elle utilise. C’est post-moderne voyez-vous.
C’est cela. Il n’en reste pas moins qu’en dehors de cette ironie - selon moi d’autant plus abjecte qu’elle est consciente de ce à quoi elle fait référence [2] - , le terme ’en chair et en os’ se rapporte en fait aux Maasaï, pardon, à ces nègres qui sont exposés. Des nègres en chair et en os, voilà au fond ce que vous promet Land Rover si vous déboursez près de 23OOO euros pour acheter leur tas de ferraille. Mais que demande le peuple ? C’est mieux qu’un safari, mieux qu’une exposition coloniale ! J’achète !

Si elle est correcte, ma traduction omet néanmoins le ’it’, c’est-à-dire : ’ça’. C’est en effet par ce pronom que nos nègres sont désignés : ça.
Un ça dédaigneux et supérieur, qui les montre du doigt, qui les met à l’écart et les exclut, exposés qu’ils sont, comme à l’exposition coloniale, comme dans ces zoos humains du début du siècle, comme des animaux. Il n’est en effet pas exagéré de parler ici d’’animalisation’, au sens où l’entendent Nicolas Blancel, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire lorsqu’ils parlent, à propos des zoos humains, d’« ’animalisation’ des peuples ’exotiques’ par l’Occident » [3].
Pire que ça même, on peut ici parler de réification. Les Maasaï étant représentés à l’image d’une voiture, ils sont en effet rendus à l’état d’objets, de choses, de parties d’un tout qui n’a ni âme, ni vie.
Un ’ça’ qui avec cette image leur dénie tout caractère humain donc, tout caractère d’’homme achevé’’, et qui se tient implicitement en opposition à ’nous’, les blancs, européens, civilisés, en pantalon. Sans boucliers mais avec des voitures jolies comme tout, qui portent un beau nom bien exotique.

Je pourrais continuer l’explication de texte, ajouter que les publicitaires poussent à la fois l’humour jusqu’à écrire ’A un si bon prix, il est temps de rejoindre la tribu’, et le cynisme jusqu’à préciser ’Conduisez de façon responsable en dehors des routes’. Mais à quoi bon ? A quoi bon s’énerver sur une publicité ? Que peut-on attendre d’une publicité sinon d’être le miroir de la culture à laquelle elle appartient, sinon de recracher et de colporter les valeurs de la société dans laquelle elle s’inscrit ? Rien, certes. Il n’en reste pas moins que ce genre d’affiche contribue largement à justifier, pérenniser, établir de façon un peu plus définitive encore ces valeurs - ici un détestable fond raciste commun hérité entre autres de la colonisation. Ne serait-ce que de façon subliminale, ce type d’image exerce une grande influence psychologique sur chacun de nous.

’Il y a une constellation de données, une série de propositions qui, lentement, sournoisement, à la faveur des écrits, des journaux, de l’éducation, des livres scolaires, des affiches, du cinéma, de la radio, pénètrent un individu - en constituant la vision du monde de la collectivité à laquelle il appartient’, écrit Frantz Fanon [4]. Clairement, cette affiche fait partie de ces données, ces propositions, qui ensembles, forment ce que Jung appelle l’Inconscient collectif, et que Fanon, en insistant sur le fait que celui-ci n’est non pas inné comme le laisse entendre Jung, mais bien ’culturel, c’est-à-dire acquis’, définit comme : ’tout simplement l’ensemble de préjugés, de mythes, d’attitudes collectives d’un groupe déterminé’ [5].
Tant de mensonges qu’il conviendrait d’analyser, ne serait-ce que pour mieux les combattre. Bancel, Blanchard et Lemaire ne disent pas autrement lorsqu’à propos des zoos humains, ils évoquent cet Inconscient collectif. Pour eux en effet, ’les archétypes mis en scène par les zoos humains’ dessinent ’la racine d’un inconscient collectif qui prendra au cours du siècle de multiples visages et qu’il est indispensable de déconstruire’ [6].

Sur le principe, cette affiche diffère peu des zoos humains. Les archétypes mis en scènes sont les mêmes. Le cliché du petit nègre sauvage, qui vit en tribu, et qui est peut-être même anthropophage, qui sait ? Mais, on est aventurier ou on ne l’est pas…
Et peu importe qui sont ces gens sur la photo, en fait. Qu’ils soient d’authentiques Maasaï ou qu’ils soient de bêtes acteurs n’a que peu d’intérêt au final. L’important ici est qu’ils aient l’air sauvage, et qu’ils correspondent aux archétypes de la culture occidentale. L’important est qu’ils se conduisent comme on veut qu’ils se conduisent : non pas comme des hommes, pas même comme des hommes noirs, mais bien comme des nègres.
Comme l’écrit Frantz Fanon : ’Le nègre doit, qu’il le veuille ou non, endosser la livrée que lui a faite le Blanc’ […] ’Il y a une quête du noir, on réclame le noir, on ne peut pas se passer du noir, on l’exige, mais on le veut assaisonné d’une certaine façon’ […] ’Oui, au Noir on demande d’être bon négro ; ceci posé, le reste vient tout seul’. Le reste consistant précisément à ’attacher [le noir] à son image, l’engluer, l’emprisonner, victime éternelle d’une essence, d’un apparaître dont il n’est pas le responsable’ [7].

Si on part du principe qu’une société est raciste ou ne l’est pas [8], alors la société anglaise l’est. A certains égards pourrait-on dire, pour nuancer. La campagne d’affichage de Land Rover l’est en tout cas clairement pour moi. La comparaison avec la photo qu’elle m’évoque, qui date de 1904, époque ouvertement raciste, à laquelle le système colonial, basé sur le pillage et l’exploitation, se déployait [9], est assez significative :

Là comme ici, des hommes sont exposés, en raison de leur couleur, leur race et leur culture, selon une mise en scène particulière, en accord avec les stéréotypes développés par une société et une culture qui s’autoproclament et s’imposent comme supérieures, mais qui n’en demeurent pas moins racistes.
Le mode de représentation du noir, après plus d’un siècle, n’a pas changé. C’est le même racisme moisi qui dans un sens se dégage de ces deux photos.

La place du noir dans la société britannique a finalement peu évolué, dans le sens en tout cas où, encore aujourd’hui, il est enfermé dans des catégories, jugé, dénigré, accusé. Avec le temps cependant, les stéréotypes et les préjugés ont dû s’adapter à de nouvelles situations. Ils se sont donc renouvelés, toujours sur le même mode réducteur raciste.
Si l’image du noir chez lui est restée celle de ce nègre sauvage et réfractaire à toute forme de civilisation, sur le territoire anglais, le noir est perpétuellement associé à un rappeur violent qui enfreint la loi et développe une culture des armes à feu. Presque comme si c’était une histoire de gènes, crime et race sont fréquemment associés, par les media comme par la classe politique. Ce fut le cas en 2001 lors des émeutes du Nord de l’Angleterre - injustement qualifiées d’’émeutes raciales’ -, ou plus récemment lorsqu’un membre du groupe de rap So Solid Crew fut arrêté pour possession d’une arme à feu chargée.
A ce sujet, dans un article écrit pour The Guardian, Paul Gilroy (avec qui vous devez être maintenant familier) déplorait dernièrement ’…le fait qu’associer race et crime a fait partie de la façon dont ce pays a pris en charge ses immigrés indésirables tout au long du XXe siècle’, non sans commenter un peu plus loin : ’Les villes britanniques avaient développé leurs propres traditions locales de criminalité violente bien avant que So Solid Crew ne débarquent et déclenchent la dernière poussée de panique morale en date’ [10].

Ce genre d’associations, aussi rapides que réductrices, peut être considéré comme le prolongement de certains stéréotypes développés il y a un siècle, au temps des colonies. Il s’inscrit dans la lignée directe de ces stéréotypes et semble n’être en fait qu’une forme nouvelle d’un même racisme.
De la même façon, l’affiche publicitaire de Land Rover peut être considérée comme une forme nouvelle et dérivée de colonialisme. Si on ne peut évidemment pas comparer un système d’exploitation et de pillage systématiques avec la publicité d’une compagnie de voitures, on peut tout de même voir dans cette affiche un détestable néocolonialisme caractéristique de certaines sociétés occidentales. Un néocolonialisme placé sous le signe du sacro-saint divertissement. Qui trouve ici sa principale justification dans le désir d’aventure de certains riches occidentaux, qui dans leur supériorité s’autorisent tout, notamment à aller polluer, saccager et détruire des territoires lointains et ’exotiques’, au plus grand mépris des populations autochtones. Celles-ci n’étant de toute façon pour eux que des tribus de sauvages, qui n’existent pas en tant qu’hommes, qui font simplement partie du décor comme peuvent le faire par exemple des animaux.
Quand je vous disais qu’il n’est pas si loin le temps des colonies.
En attendant, en espérant comme vous qu’on y revienne rapidement, je me permets de me joindre à Land Rover pour vous souhaiter, un peu en avance certes, mais ça me tient à cœur, une bonne année 2004.

Notes

[1Curieusement, parce qu’on se demande un peu ce que Pierre Boulez vient faire ici. Mais je cite qui je veux, quand je veux et sur les sujets que je veux.

[2A savoir, une lourde iconographie coloniale

[3Citation extraite d’un bref entretien disponible ici .

[4Peau noire, masques blancs. Editions du Seuil, 1952. p. 124.

[5Ibid, p. 152.

[6Pour plus d’information sur le contexte de cette citation ainsi que sur celui des zoos humains, voir cet article du Monde Diplomatique.

[7Ibid, p. 27 et p. 142.

[8Toujours dans Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon écrit, page 69 : ’Une fois pour toutes, nous posons ce principe : une société est raciste ou ne l’est pas’.

[9Et à laquelle on signait de biens beaux traités, tels que celui de L’Entente Cordiale, dont, aussi surprenant que cela puisse paraître, on s’apprête à fêter le centenaire. On devrait vous en reparler, mais en attendant, vous pouvez déjà lire l’article d’Alfred à ce sujet.

[10Traduction personnelle qui n’engage que moi. L’article original est disponible ici.