La tribu Ka ou l’intégration réussie : noirs, français, fascistes

, par Alfred, LaPeg M. 

On en apprend des choses, ces jours-ci en France : non seulement il y aurait des français noirs (quelle idée...), mais il y aurait même des fascistes noirs ! Surprise ? Pas vraiment. Bon coup médiatique pour le groupuscule fascistoide, la dissolution de la Tribu Ka leur aura permis de se faire connaître comme un groupe apparemment tout nouveau. Plutôt faux : la tribu KA a plus d’ancêtres chez les nationalistes européens et américains qu’en Egypte ; on peut s’ébahir, on peut aussi regarder en profondeur.

L’« affaire » Tribu KA, de sa mise en abîme médiatique à la dissolution du groupuscule nationaliste-mystique et syncrétique noir est révélatrice d’une certaine indigence politique de la France contemporaine (et de la gauche antiraciste en particulier). Mais, ce qui va nous intéresser ici ,c’est ce que révèle par dessus tout le fourre-tout idéologique bricolé par Kemi Seba et ses amis, à savoir la faillite fondamentale du nationalisme noir : une confusion stérile entre le projet panafricaniste de « solidarités » transnationales entre les communautés issues de la diaspora africaine mais tissant des liens au delà de la couleur de peau, et une position fasciste essentialiste où le taux de melanine dans l’épiderme garantirait harmonie, progrès social et fraternité.

15 minutes pour les Kemites

A l’évidence, la descente de la tribu KA sur la rue des Rosiers en mai dernier était un bon coup médiatique.

La tribu, anciennement du Parti Kémite, était un de ces secrets qu’on aurait aimé garder sous le coude, jusqu’à ce que cette savante intervention lui offre ses 15 minutes de célébrité nationale. Ce n’était pas faute d’avoir essayé plus tôt ; on avait pu voir les kemites en différentes occasions, qui venant défendre une victime de bavure policière au nom de la race, qui venant insulter Gaston Kelman [1] à l’une de ses lectures à Paris, mais les organes de presse restaient relativement muets au sujet de la tribu KA. C’est qu’ils ne font pas dans la dentelle, les kémites, et ils tapent un peu à tous les rateliers des nationalismes noirs, un détail deci, une idée delà, vous trouverez bien quelque chose qui vous convient.

A l’époque, ce n’était pas très vendeur. C’était avant que nos journalistes gonflent l’affaire Dieudonné [2] à lui en faire péter la gueule, avant les émeutes d’Octobre [3], avant que la France se rappelle qu’elle n’avait jamais même fait semblant de s’intéresser à ses problèmes ethniques. Et d’un coup d’un seul, les bouffons kémites devenaient une menace contre la République.

La Tribu KA apporte de l’eau au moulin des clashs interculturels, les médias se régalent : vous voyez, on vous l’avait dit, ces gens ne sont pas comme nous, et en plus ils nous détestent !

Mais la tribu KA ne fait que retourner le miroir déformant de la société française : vous avez voulu des « bandes ethniques », alors nous voilà. Et comme souvent, tout le monde est content ; le gouvernement se donne l’air de prendre en main l’extremisme communautariste, et les kémites se font une place sous les sunlights des chaînes de télévision, où ils sont devenus les exemples parfaits de cette dérive communautaire à l’américaine qui effraie les petits enfants depuis des années.

Une analyse de l’utilisation de Tribu KA par les journaux et la télévision et de l’utilisation des médias par la tribu pourrait faire l’objet d’une véritable étude de sociologie. Mais c’est une approche compréhensive des conditions sociales et des mouvements individuels donnant naissance à ce groupe qui serait surtout à construire pour comprendre comment on en arrive là « au pays des droits de l’homme ».

La fermeté de la décision de justice, qui a dissout la tribu KA cet été, et l’importance de la tribune médiatique accordée à ce groupuscule (une cinquantaine de membres selon les différentes sources...journalistiques) suite à sa « démonstration de force » rue des Rosiers posent au moins une question : pourquoi leur accorder tant de place au moment de l’émergence médiatique d’une « question noire » ?

Nous avons déjà à de nombreuses reprises évoqué les effets de la relégation et de la domination sociale, de l’invisibilité historique, des discriminations sociales et raciales, l’échec de l’anti-racisme de principe, l’instrumentalisation des mouvements de solidarité des années quatre vingt...La tribu KA est l’un des nombreux symptômes de la faillite républicaine face au honteux problème racial du pays.

Entre fascistes, on se soutient

On a écrit un peu tout, et n’importe quoi au sujet des kémites surtout pour se distancer d’eux, du côté des « représentants des Noirs » . Peu d’effort a été consacré à essayer de comprendre les fondements historiques de leur discours, et à ma connaissance il ne s’est trouvé personne en dehors de posts anonymes sur des forums et du « bloc identitaire » pour prendre leur défense.

Ce rapprochement récent entre les kémites et les différents groupuscules identitaires en étonne certains, mais pas nous : la théorie du développement séparé est vieille comme le nationalisme, et les rapprochements entre les différentes branches du fascisme benetton sont nombreux : Marcus Garvey et le KKK [4], Blood and Honour et la Nation of Islam. Ce n’est pas un hasard si c’est outre-Atlantique qu’on trouve les influences majeures de la tribu KA, des idées les plus farfelues aux manoeuvres politiques les plus pragmatiques. C’est un lien que les journaux se sont empressés de faire ; manque de bol, ils sont en général complètement à côté de la plaque. Ils évoquent le Black Panther Party, évidemment, parce que dès qu’on parle de noirs organisés, ca fait peur, et les derniers à avoir vraiment fait peur à un pays occidental, c’étaient les Panthers.

On pourrait consacrer un autre article à l’intéressante manière dont le riche message des Panthers a été réduit avec le temps à un simple costume, et à une idéé faussée, celle du nègre dangereux portant un fusil ; mais on se contentera de rappeler que là où les Panthers proposaient une analyse de société fondamentalement socialiste, révolutionnaire et tolérante (les Panthers auront soutenu les mouvements gays et féministes de l’époque), la tribu KA est un groupe clairement fasciste et apparemment sexiste. Où sont les femmes ? Elles donnent des cours en essentialisme noir aux enfants kémites [5]. Comme souvent chez les fachos, bobonne reste à la maison et s’occupe des gosses. Tiens, tiens, voilà qui rappelle encore la Nation of Islam, et sa Million Man March de 1995, où l’on avait encouragé les femmes noires à rester chez elles. Coïncidence ? Ben voyons.

Le chef de la tribu, Kémi Seba, a en effet été à l’école de la Nation of Islam (NOI), la secte musulmane dont fit autrefois partie Malcolm X. Nous n’insisterons pas sur les théories les plus étranges de la NOI (mais en voila une pour la bonne bouche : l’homme noir est l’homme original, l’homme blanc étant un humain potentiel, le résultat d’expériences menées par un scientifique renégat. C’est mieux que du Ron Hubbard, et pas si loin de la tribu KA, qui ne parle pas de blancs mais de « leucodermes  », et rappelle régulièrement que les leucodermes vivaient dans des caves comme des porcs quand la race noire régnait sur le monde antique), mais le lien entre la tribu KA et la NOI a laissé des traces.

Louis Farrakhan, chef de la NOI, est un antisémite convaincu, qui pose régulièrement la faute de la traite négrière sur la communauté juive, en arguant d’études historiques pour le moins douteuses. Ca ne tient pas du tout la route, toutes ces conneries sur les démons à yeux bleus, mais ce n’est pas grave ; dans la grande tradition fasciste, il suffit de répéter un mensonge à l’infini pour qu’il ait l’air vrai. De la même manière, il suffit de présenter toute preuve contraire comme une manipulation juive ou blanche, et le tour est joué ; pas de discussion possible, emballé c’est pesé. Voilà une technique fondamentale que Kémi Seba n’aura pas oublié, même après qu’il ait quitté la branche (non-officielle) parisienne de la NOI.

La stratégie politique des KA va-t-elle au delà des effets de manche médiatiques et de cours d’histoire fantasmatique réservées aux enfants noirs ? Peut-être, peut-être pas. Il semble cependant trop facile de les prendre pour de simples cons. Explorons un brin les lumières kémites.

Peaux noires, chemises brunes

S’éloignant de l’Islam, trop "sémitocentriste" à son goût [6], Kémi Seba se met à l’afrocentrisme à base d’égyptologie. Il n’est plus noir mais kémite, le nom originel de son peuple. La tribu KA a des buts pour le moins précis, pas trop éloignés de ceux de Farrakhan, juste plus, euh, kémites : une fois les réparations obtenues pour la traite négrière et la colonisation, les kémites retourneront bien gentiment sur leur continent, l’Afrique, laissant l’Europe aux caucasiens, on imagine.

Seba s’est prononcé en soutien au Front National et aux groupes identitaires ; florilège : « Quand justice sera faite, nous partirons, et nous laisserons « La France aux Français », comme dit l’autre. Nous sommes pour la séparation. Nous pensons que chacun peut prospérer à partir du moment où ça se fait en toute équité. Cela doit se faire sur des bases saines, c’est-à-dire que ce qui a été volé doit être rendu. Et je peux vous assurer que la logique de rapatriement ne sera pas conduite par Le Pen, mais sera conduite par la Tribu KA en priorité. » [7]
« Et je dis clairement que certains Identitaires ont raison quand ils sont outrés de voir un Mohamed ou un Mamadou dire qu’il est français. C’est une aberration que de dire ça ! On n’est pas là pour s’intégrer à un pays qui ne nous aime pas, on est là pour que justice soit faite. » [8]

Ne nous laissons pas enivrer par le doux parfum de scandale qui émane de chacune des déclarations de Seba : il sait pertinemment ce qu’il fait, en bon propagandiste fasciste qu’il est. Il occupe le vide, il se place là où personne n’ose aller, en rajoute des tonnes, quitte à faire sourire ou lever les yeux. Mais ce qu’il dit n’est intéressant qu’accessoirement ; l’important, comme toujours chez les fascistes, est d’esthétiser la politique. L’uniforme est ici presque plus central que les rodomontades antisémites ; les deux ont le but commun d’imposer les kémites comme uniques et terrifiants, une stratégie gobée par les médias et les partis politiques français pour des raisons différentes.

Les kémites sont une aubaine pour Sarkozy et autres apôtres de la sécurité. À un autre niveau, la tribu KA est à Sarkozy ce que le Front national fut à Mitterand. Un groupe extrémiste qu’on espère manipuler à des fins électorales et qu’on aide par là même à s’organiser, se consolider et affiner son discours.

Le problème de cette stratégie est historiquement le problème de l’ingérence fasciste dans le débat politique de la démocratie bourgeoise : les sociaux-démocrates se croient plus malins, mais l’extrême droite a ceci de pernicieux qu’en entraînant sur son terrain de débat les sociaux-démocrates aux positions floues et édulcorées, elle contribue à changer les termes du débat, à discuter le monde selon ses critères.

Les efforts des autres pour se démarquer des ces trublions, de Dieudonné à ses Ogres en passant par le CRAN et Stéphane Pocrain sont surtout un signe de l’imbécillité des associations antiracistes, qui jouent depuis l’apparition des kémites à ne pas voir, ne pas entendre et surtout être incapable de créer des alliances, d’ouvrir les portes de leurs salons à fauteuil rouge à la colère de jeunes garçons noirs en rupture.

Kémi Seba peut jouer à fond la carte du seul contre tous, porte la dragée haute et se positionner en haut-parleur des consciences silencieuses. C’est une technique qui marche : il l’a soufflée à son grand ami Jean-Marie Le Pen, qui lui-même la tenait de ses prédécesseurs en chemises brunes.

La face noire d’un débat faussé

Derrière les accoutrements paramilitaires de son projet social (contre les violences policières, pour l’éducation et la renaissance noire), la tribu KA ne rend bien sur pas justice à ceux qu’elle prétend réunir et organiser : la « racaille noire » ultra violente « repérée » lors des actions aveugles (agression, rapines) dans les manifestations lycéennes. Mais qu’à cela ne tienne ; sous couvert de langage direct, les fascistes prétendent faire preuve d’honnêteté, et se font seuls représentants valides d’une nation qui, d’après eux, ne les mérite qu’à peine : comme le dit joliment Kémi Seba, “la seule chose qui nous rapproche des nazis, et que je ne renie pas, c’est qu’ils aimaient l’Allemagne, plus que l’Allemagne s’aimait elle même. Nous aimons notre peuple plus que lui même s’aime, c’est clair. [9] Ah ben oui, c’est clair.

Ca n’est pas arrivé du jour au lendemain, bien évidemment. L’affaire kémite et l’ambiance actuelle sont le fruit d’une évolution que chacun d’entre nous peut mesurer à l’aune de sa propre petite expérience. Les kémites, le FN à 20%, c’est la même chose, et c’est 25 ans d’indigence politique française :

- Années 80. Le FN passe les 10 puis les 15% et atteint sa vitesse de croisière. Beethoven se défonce à l’ultraviolence.
Orange mécanique et coups de trique. Fascination punkoïde pour la violence de rue sur fond de crise et de premiers licenciements de masse. Une réponse fasciste, bonehead-style : on jette les arabes à la Seine. Une réponse anti-raciste molle. Une réponse folklore de la zone Mondiale, à base de redskins, de SCALP et d’antifascisme radical.

- Années 2000. Guerre à la terreur, construction collective de « clash civilisationnel » sur fond de menace islamiste, l’ennemi est à l’intérieur, haro sur la société « multiculturelle ». Les idées du GRECE d’Alain de Benoist on fait leur chemin, l’Occident est menacé de l’intérieur, l’Occident est chrétien et blanc, qu’on se le dise.

On mesure l’avancée de ces idées parfois très abruptement au cours d’un repas : comparaisons foireuses entre des « cultures » monolithiques (qu’on a bien de la peine à définir) et des plaques tectoniques, la métaphore géologique donne la nausée, sans susciter plus de réaction que ça. Les cultures ça ne se mélange pas, comme les plaques tectoniques quand elles se rencontrent il y a tremblement de terre. On donne raison à Hitler, à l’apartheid sur fond de racisme anti-arabe et on vote PS. Jusqu’ici tout va bien.
La tendance lourde actuelle est à la racialisation des discours et des identités, et la pensée alternative est en panne. On aimerait feindre ne pas savoir où tout ceci va nous mener.
Les kémites, sourire en coin, sont déjà assis à la table de recrutement pour signer leurs prochains adhérents. Leur logique, c’est la version essentialiste noire du débat pourri sur les civilisations en France.

Leur public, ils le savent bien, n’est courtisé par personne, n’en déplaise au ridicule Sarkozy et sa tentative de se faire une street credibility avec Doc Gynéco. Les kémites s’adressent exclusivement aux jeunes noirs français , à qui personne d’autre ne parle. Le lumpen proletariat est la source inépuisable où les groupes fascistes constituent leurs troupes. Et peut-on attendre quelque chose de formidable de la confrontation quotidienne au désespoir et à la discrimination ? Certains préfets ont constaté "l’apparition dans les quartiers sensibles des groupes de jeunes ethniquement homogènes, rebelles à toute intégration dans les dispositifs sociaux, et refusant les contacts avec les éducateurs de rue." [10] Voila qui n’est pas sans rappeler le commentaire que faisait le psychanalyste Wilhelm Reich dans les années 30, lorsqu’il affirmait que l’ennui et l’abattement de la jeunesse forment un terreau idéal pour le développement du fascisme [11]. Ca ne tient à pas grand chose. Un groupe de gars en uniformes qui viennent expliquer que loin d’être un immonde stigmate comme on te l’a suggéré toute ta vie, la peau noire est la preuve de ta supériorité raciale. Si t’es pas convaincu, t’es sûrement un leucorderme toi aussi. Regarde aujourd’hui, Martin Luther King est un bounty, et Confiant un oncle Tom. Choisis ton camp, lumpenblacketariat.

On ne répètera jamais assez que les libertés et les droits humains ne sont pas des acquis gravés dans le marbre, mais bien des combats exigeant demandant des efforts permanents. La crispation générale sur les question culturelles, historiques, voire religieuses, le « clash des civilisations » etc., ne laisse pas présager que les sociétés seront à même de parer la montée tranquille de ces lectures racialistes du monde sans dérive totalitaire ou conflit interne. En l’absence de défenseurs solides, les valeurs de la République ne sont que trois mots gravés en creux sur du vent.

Les kémites, comme tous fascistes, ne parlent qu’en absolus et évoquent des mythes comme des vérités profondes. C’est aussi ce qui fait leur charme ; quand les choses sont claires, même si cette clarté est artificielle, il est tellement plus facile de ne pas réfléchir. Et bien sûr, ca arrange tout le monde. On a finalement une menace nègre concrète. Ils ne sont peut-être que 50, mais ils font peur, habillés tout en noir, comme ça. Qui sait où ils s’arrêteront, ces nègres à couteau entre les dents ? On est habitués à soutenir le fascisme à la télé : ça fait vendre. Voilà une variété qu’on n’avait jamais vue, et qu’on espère bien revoir ; ils respirent la tragédie, tout de noir vêtus. Derrière eux, tous les fascistes de France se frottent les mains. Ils la sentent arriver, leur guerre civile.

Trouverons-nous le courage et la force de ne pas jeter l’embryon cosmopolite avant même sa naissance, avec l’eau de nos illusions perdues ?

Notes

[1Bon article sur l’ami Kelman ici.

[2A ce sujet, voir notre article ici.

[3Ici, ici, et la.

[4Voir dans cet article.

[5Sans déc. Ici.

[6[Je n’invente rien : voir ici.

[7Une perle lue ici.

[8Dans l’interview d’Africamaat ici.

[9Interview Africamaat, encore.

[10Voir Le Monde.

[11Paraphrase sur une des idées développées dans La Révolution Sexuelle.