Identités caraïbes (4/4)

"Passage des langues" : le créole en force !

, par Alfred

Le débat "Passage des Langues" se voulait axé sur les problèmes de traduction, et la reconnaissance du créole comme "vraie langue" par notre bonne République. Forcément, ça a un peu dégénéré...

Le 12 janvier, dans le petit Odéon, prenait place la conférence/débat "Le
Passage des Langues". Si vous n’y avez jamais été, vous n’imaginez pas à
quel point le Petit Odéon porte bien son nom. 47 places en gradins, du style
où vous avez sûrement dû être trainés dans votre jeunesse pour y assister à
une représentation de la Farce de Maître Pathelin par la troupe polyvalente
de la MJC de Lemud, petite heure passée à vous demander comment ils
pouvaient bien oser faire asseoir qui que ce soit dans un placard aussi
exigü. C’était pour encourager les questions et le dialogue, nous dit le MC de l’Odéon dont j’oublie le nom (désolé mec), qui dirige le débat. Ouais. A d’autres, hein.

Eh bien c’était donc là qu’ils avaient décidé d’entasser (de gauche à droite)Hector Poullet, un
monstre de l’enseignement du créole (poète, auteur d’ouvrages sur le
créole, il a aussi pris part à la première expérience d’enseignement en
créole à la Guadeloupe, envers et contre tous, avec Sylviane Telchid, avec
qui il est aussi co-auteur des méthodes audio Assimil, le créole sans peine.
ouf !)
Frantz Succab, auteur compositeur avec le groupe guadeloupéen Milflé,
mais aussi enseignant, Gisèle Pineau, auteure de romans, d’essais mais aussi
traductrice vers le créole, notamment de la pièce "Loin d’Hagondange" de
Jean-Paul Wenzel lui aussi présent.

Etait aussi présent Auguste Berthély,
jeune poète non annoncé sur les programmes pour s’être plus ou moins invité
au débat...! Mais nous y reviendrons. Assis à deux centimètres des mollets
de monsieur Poullet, j’étais donc carrément sur l’estrade avec les
participants quand le monsieur loyal d’indentité caraïbe présenta le sujet
du débat : "le passage des langues" (euh ?), mais plus particulièrement
l’affirmation du créole comme langue à part entière, notamment par son
entrée dans le domaine de l’écrit, mais peut-être surtout par sa
reconnaissance comme langue par les pouvoirs politiques. Son entrée dans
l’écrit entraîne aussi la création d’un répertoire théätral créole, de
traductions vers le créole, et de création en créole. MC laissa pour
commencer et en finir avec lui la parole à Wenzel, blanc alibi de la soirée ?

La pièce de Wenzel montre un couple de retraités des aciéries d’ Hagondange ;
en l’écrivant, Wenzel cherchait, dit-il, à "rendre la parole à ceux qui ne
l’ont pas", idée centrale du "théâtre du quotidien" des années 1970 dont la
pièce fut un peu à l’origine. Il s’agissait pour lui de montrer le monde
ouvrier en évitant les clichés politiques et sociologiques du théâtre engagé
de l’époque. La pièce, connait le succès quand elle est mise en scène par
Chéreau. Déjà traduite dans plus de 18 langues, elle entre maintenant dans
le répertoire créole. Sautant sur un parallèle trop fort entre "rendre la
parole à ceux qui n’en ont pas" et le créole, tu vois, M. Loyal demande à
Gisèle Pineau, qui a traduit la pièce en créole, de s’exprimer à ce sujet.

Le créole est la langue "grand-maternelle" de Pineau. Elevée en France
métropolitaine par des parents guadeloupéens jusqu’à l’âge de 14 ans, le
créole n’est pas utilisé par ses parents mais seulement par sa grand-mère à
qui les enfants répondaient en français. Le français, "langue de la
promotion" pour ses parents, ne laissait aucune place au créole au sein de
la famille. C’est à son retour en Guadeloupe qu’elle se met à parler le
créole. Le créole a "eu beaucoup de mal à venir" dit-elle. Le défi de cette
traduction, Pineau l’a trouvé dans l’écriture de ce qui semble rester pour
elle "une langue inventée". Si le créole "habite tous ses textes", elle
admet ne pas pouvoir écrire spontanément en créole. Les personnages créoles
de ses romans (issus de "deux traditions linguistiques") vont de pair avec
la langue créole, et le créole s’impose à eux, mais il ne s’agit pas d’un
créole traditionnel, dit-elle, mais d’un "créole inventé", issu de son
expérience personnelle. Le français de ses romans emprunte à l’esprit du
créole, et cela semble s’en ressentir parfois, comme dans le cas de cette
lectrice persuadée d’avoir lu un roman en créole...?! Non mais
franchement...

Alors pense-t-on différemment en créole ? Vaste question, hein. C’est que
derrière toute expression linguistique existe un chemin propre à chaque
individu dans les spécificités de sa langue, ce qui s’applique bien
évidemment au créole aussi. Le créole, issu de nombre de langues
européennes, africaines, caraïbes, passe par nombre de "petits chemins"
qu’il peut être difficile de rendre à la traduction, nous dit Hector
Poullet
. La réussite d’une traduction est aussi dans son adaptation à ces
spécificités de la langue-cible. Eh oui.

Et le passage à l’écrit, alors ? Car dans le passage progressif à l’écrit qui
se bâtit dans le monde du créole francophone, le passage à l’écrit a bien
sûr, au-delà de sa dimension linguistique, une dimension politique
non-négligeable, et sûrement centrale. Le créole en est à son "Moyen¨Âge",
avec à peine 250 ans d’histoire, et il est inutile de projeter sur son
évolution future, nous dit Poullet. Il est faux de croire que ce sont les
intellectuels qui font les langues, nous dit Poullet. Certes, certes, les
langues sont faites par qui les parlent. On ne peut cependant éviter de
penser à l’acte fondateur de la langue française, à la constitution
nationale autour d’une langue, qui finalement se fait de manière plutôt
tyrannique par l’Edit de Villers-Cotteret (1539) qui impose la langue
française sur le territoire, langue dont les canons seront ensuite édictés
par l’Académie Française. Les intellectuels ne font pas la langue certes,
mais ils ont les moyens de vous la faire parler, si tant est qu’ils aient le
soutien politique. Alors quels sont les enjeux géopolitiques qui se
profilent derrière les créoles, et leur constitution en langue à part
entière ?

Les luttes de pouvoir font rage sur le chemin qui mène à l’écriture des
créoles, qui montrent la dimension intensément politique du sujet. Derrère
l’accouchement dans la douleur du CAPES de créole, et les multiples
batailles qu’il a générées (voir notamment l’échange venimeux entre Robert Chaudenson et Raphaël Confiant)se profile aussi le combat
pour la place de grand pape du créole pour la société française, celui qui
profitera à la fois de l’aboutissement de la lutte pour la reconnaissance du
créole comme langue à part entière et des fruits de cette reconnaissance.

Ainsi un débat apparemment aussi politiquement anodin que le choix de
l’orthographe créole vient-il rappeler durement que rien dans une langue
n’est innocent, et que certains auraient préféré une orthographe proche de
l’orthographe française, par souci de plaire à certaines instances
métropolitaines, et en dépit de tout bon sens (comme Poullet le rappellera,
l’orthographe française est en effet étymologique, et se base sur l’origine
des mots plutôt que sur sa prononciation, au contraire de l’espagnol, par
exemple, langue phonétique... Dès lors pourauoi une orthographe étymologique
au créole, sinon pour suggérer une subordination au français ?). Et qui sont
ces certains ? Les monstres sacrés du créole Bernabé et... Confiant. On croit
rêver. Poullet pousse pour l’adoption de la graphie du créole haïtien,
langue officielle du pays depuis 1804.

Pour Succab, on écrit soit en français, soit en créole, et "certainement, ce
qui [l]’a amené à écrire en créole est un engagement politique". La
politique a été nécessaire au créole, mais je ne pense pas qu’elle soit
suffisante". Et Succab de nous remettre un peu les pieds sur terre. Le débat
vers la traduction n’a rien de particulier au créole, c’est un débat qui
concerne toutes les langues. Faire une particularité du créole montre aussi
sûrement l’idée générale qu’on s’en fait, "langue orale", comme s’il
existait des langues vivantes non-orales... Pour Succab, le problème n’est
vraiment plus la défense du créole, mais son illustration, en tant que
langue vivante. Ce qui est intéressant ce n’est pas tant la fidélité à la
langue, mais bien les aventures qu’on y provoque. Mais pour qu’il y ait
aventure, il faut qu’il y ait une langue réelle, ce que Succab pense être
impossible en l’absence d’éducation dans cette langue. Dans les faits, "le
créole [n’est que] l’invité d’honneur du français" pour l’instant. Et pour
le faire exister en tant que langue, il faudra de la création EN créole, et
des traductions vers le français, plutôt que des versions bilingues comme on
en trouve maintenant.

De la création en créole. C’est exactement ce qu’a pour but Auguste
Berthély
, la surprise de cette conférence, auto-invité, inconnu de tous
sinon de Succab et Poullet peut-être, qui ont apparemment du subir la verve
du gars en cours auparavant et donnent même l’impression de s’en rappeler, à
les voir se masser le haut du nez en souriant quand il prend la parole.

Parce qu’il a des choses à dire, Auguste Berthély, ou Ogis M’Bitako, son nom
de plume, M’Bitako comme les nègres d’habitation, les plus pauvres, les plus
ignorants, terme insultant repris comme une revendication par l’auteur. Il
s’agit d’utiliser le créole, la langue basse, la langue méprisée, pour
créer, et publier dans cette langue. Et jusqu’à présent, à part quelques
exceptions notables, rien n’a été écrit directement en créole ; au mieux,
certains ouvrages ont été publiés dans des éditions bilingues. C’est pour
des publications en créole que M’Bitako met le feu à la conférence. Fé
lang-la swingé ! Si Succab et Poullet pouvaient, en vieux routiers des
conférences, se plaindre gentiment de questions mille fois entendues par
eux, celles-là mêmes montraient combien la métropole est un étouffoir pour
les questions créoles, au sein même de la communauté. Les participants,
aussi renseignés et intéressés soient-ils (et il fallait sûrement l’être un
peu pour être présent ce jour-là), ne semblaient pas reconnaître les mêmes
évidences que nos deux professeurs.

C’est Succab qui conclura de belle manière cette conférence ; le créole n’est
au final qu’un élément de la culture créole, dit-il. C’est par les arts et
leur propagation dans le monde que la culture créole se fera connaître,
reconnaître et s’imposera pour ce qu’elle est. Et tout le monde de vider le
(très) petit Odéon, pour croiser dans le hall ceux venus pour Ralph Thamar.

Et si cette envolée lyrique vous laisse dubitatif, dites-vous qu’il ne
s’agit que d’un Moyen-Âge, que la culture créole se bâtit elle-même son
éducation et son art, et qu’il y aura de plus en plus de nèg bitasion pour
vous expliquer de quoi on parle quand on parle créole.